Quand tu étais jeune et combative, lorsque tu cultivais le maïs dans le champ familial et que tu vendais les épis pour pouvoir payer tes frais de scolarité, tu étais bien différente de celle que tu es devenue. » En effet, après À fleur de peau et The Book of Not (encore inédit en français), nous retrouvons une Tambudzai (dont le prénom signifie « souffrez » en shona) écrasée par les espoirs déçus, humiliée par les échecs à répétition. La lutte qu’elle a menée pour étudier à la place de son frère décédé, la bourse qu’elle a péniblement remportée, les diplômes qu’elle a décrochés, tout cela est désormais oublié. La voilà seule dans Harare, sans travail, sans argent, investissant le peu d’énergie qui lui reste dans sa survie. Comment les attentes de toute une génération ont-elles pu être broyées ainsi ? Si l’indépendance du Zimbabwe en 1980 a un jour rimé avec une forme de confiance en l’avenir, la guerre a réduit ensuite le champ des possibles. Particulièrement pour les femmes – qui ont combattu, continuent d’être la cible de lynchages, meurent sous les coups de leurs maris.
La narration du roman à la deuxième personne du singulier forme une litanie de regrets qui couvre d’une noirceur indélébile la trajectoire ratée de Tambuzai. « Tu découvres que l’étang, c’est toi. Les ombres dans la salle de séjour sont des mares. Ensemble, vous êtes l’océan. Cet océan se déverse par tes yeux, sans tarir. » Tous ses déboires (chambres miteuses, raison qui vacille, revers professionnels) culminent lorsqu’elle est chargée par une entreprise d’écotourisme d’organiser des séjours dans son village natal. L’écriture pleine d’amertume de Tsitsi Dangarembga brasse les blessures indélébiles de la colonisation, les aspirations meurtries d’une population, les violentes rivalités des rapports humains, la poursuite acharnée de confort, la relation abîmée aux origines, dans un récit poignant empreint d’une peine lancinante, magnifiquement restituée par Nathalie Carré.
Camille Cloarec
Ce corps à pleurer
Tsitsi Dangaremba
Traduit de l’anglais (Zimbabwe) par Nathalie Carré
Mémoire d’encrier, 470 pages, 22 €
Domaine étranger Ce corps à pleurer
novembre 2023 | Le Matricule des Anges n°248
| par
Camille Cloarec
Un livre
Ce corps à pleurer
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°248
, novembre 2023.