Fiction protéiforme à la trame aussi surprenante qu’imprévisible, roman axé sur le mystère et les attentes qu’il suscite, le premier et unique roman de Jean-Pierre Bobillot – plutôt connu comme « poète expérimental » et comme historien et théoricien des poésies dites sonores – s’est élaboré au fil de trois versions successives s’échelonnant de l’été 1980 à l’automne 2022. Une gestation longue et discontinue tant s’imbriquent dans ce roman à la recherche de lui-même, des secrets machinés, des leurres et une débauche de coïncidences et d’incidents. Écrit à l’encre noire du pulsionnel, et mû par ce plaisir particulier qui consiste à braver l’interdit, il invite à passer outre le double panneau de sens interdit illustrant la couverture du livre, et à braver cette part d’ombre intrinsèque à tout érotisme un tant soit peu élaboré.
Nous sommes à « Belle-Épave », une île au sujet de laquelle circulent des histoires où il est question d’une sorcière, de massacres, de bûchers, de chats éventrés. Sur cette île débarque un « il », Aristide, on ne sait d’où venu ni pourquoi, qui découvre, le jour même de son arrivée, parmi les galets de la grève, une jeune morte aux cheveux roux, étendue sur le dos, corps offert. Une découverte qui inaugure la première des sept fiévreuses journées qu’il va passer sur l’île, et qui va le conduire à côtoyer Évariste Petiot, un improbable détective, Sophie, la maîtresse d’un domaine baptisé « Folle-Emprise », Sonia, une lectrice de poèmes et ancienne strip-teaseuse, un savant bègue, expert en « topologie libidinale », surnommé « L’Omphalomane » du fait de sa passion démesurée pour les nombrils, et des jeunes jumelles aussi turbulentes qu’inséparables.
Jouant et s’inspirant des codes et des stéréotypes du roman policier, du roman noir et du fantastique, et construite sur l’idée d’un glissement incessant de la réalité vers l’imaginaire, cette promenade interdite se développe sous la forme d’une suite de variations, de renversements et de substitutions obéissant à une structure en spirale qui relève autant de l’art du montage cinématographique que de la liberté désinvolte d’un Sterne ou d’un Diderot. Se succèdent donc, sur fond de tensions entre lumière et ténèbres, et entre ordre et désordre, des scènes en suspens, des lambeaux de mémoire, des rêves tronqués ou « étranglés d’implacables postures ». Un monde où tout est permis – étreintes et baisers sanglants, plaisirs somptueux, immondes jouissances – car il est celui des fantasmes et de l’indescriptible énergie du désir. Dans chaque regard, chaque rêve, derrière chaque rencontre, chaque odeur, chaque bruit se cachent ou se devinent d’insondables abîmes, de « luxurieux effluves », des « fascinations échevelées ». Comme si l’île n’était qu’un concentré d’énergie libidinale qu’elle délivrerait par accès ou par excès, laissant Aristide « assailli d’images » et ballotté au milieu d’un flux de sensations sauvages et de « secrètes sécrétions ».
Mais ce livre raconte aussi l’aventure d’une écriture, la façon dont elle s’élabore à travers un rapport quasi charnel à la langue, à « l’irisation des voyelles », aux « éruptifs cliquetis des consonnes ». L’anatomie des mots y est même souvent offerte sans voile, donnée à voir grâce à l’usage du gras soulignant le v de lèvres, de vertige, de vampire, le g de vierge ou le x du sexe et de la luxure. En poète, Bobillot exploite la potentialité expressive des mots et des lettres allant jusqu’à mimer à la lettre l’alchimie érotique. « Cœur, tempes, battent, – xigvalgantes lévardes… lèxres béantres s’oùvrent encore (invagynations)… se referment… s’oùvrent… s’éclartent… se déploient en abîmes simultipliés, – s’effondrent. »
Cette mise en scène de la violence – et du plaisir – par lesquels le texte se fait est concomitante à la mise en lumière des monstres qui nous habitent, comme ils habitent le narrateur, qui ne dit jamais « je » mais dont on peut se demander s’il ne devient pas parfois personnage narré plutôt que narrant. Narrateur qui, tel un vampire, suce le sang des rêves des protagonistes tout en imposant au texte un halètement trépidant qui assimile l’écriture à une érotique verbale qui aimerait que les mots, ayant progressivement perdu leur identité et « leur raideur de signes », s’insinuent dans la chair du lecteur pour y laisser « la trace, le tremblé de leur seule matière sonore et sensuelle, le palpable de leur passage, de leur rémanence, de leur poids – comme une empreinte ouverte, à l’intérieur ».
Richard Blin
Promenade interdite
Jean-Pierre Bobillot
Tinbad, 188 pages, 19 €
Domaine français Le pouvoir naufrageur des mots
janvier 2024 | Le Matricule des Anges n°249
| par
Richard Blin
Avec juste ce qu’il faut d’érotisme barbare, de fantastique et de mystère, Jean-Pierre Bobillot fait d’une île un lieu d’incitations et de provocations.
Un livre
Le pouvoir naufrageur des mots
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°249
, janvier 2024.