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L'Anachronique Un roi sans divertissement

septembre 2000 | Le Matricule des Anges n°32 | par Éric Holder

Du diable si je m’attendais à le trouver là, ou à n’importe quel endroit sur terre, pourvu que ce ne fût pas au 31, rue de la chaussée, Montmirail, Marne - à la rigueur, et si je m’étais rendu au Portugal, dans une de ces villes au nord de Porto (Matozinhos, Povoa de Varzim, Viana do Castelo, je ne savais plus laquelle bien qu’il m’eût répété dix fois son nom, et où il se faisait construire, lui, le maçon, la maison de ses rêves, une sorte de hideux bâtardage entre le chalet suisse et la villa mauresque, moucharabiehs aux fenêtres et moulures en bois qui montaient jusqu’au toit en ailes de B. 52). Il m’avait une fois montré la photo, tirée de son portefeuille tellement crotté de plâtre sali qu’on l’aurait cru congelé, et moi le fourbe, je n’avais rien trouvé de mieux à dire que c’était beau - bon sang, je n’avais jamais rien vu d’aussi laid. Beau ET PROPRE, avait-il corrigé, et sans doute fallait-il entendre dans cet argument massif la chienlit que ç’avait été pour lui, depuis quarante ans qu’il vivait en France, d’avoir affaire à des murs inégaux, des faîtières dont on exigeait qu’il reproduise à l’identique le si typique incurvé, à des découpes d’isolation imbitables, travaillant les bras perpétuellement en hauteur, parce qu’il fallait qu’on vît, dans leur désordre de gros jeu de mikado, les poutres et les chantignoles apparentes. Oui, que sa maison de Matozinhos ou Viana do Castelo, peu importe, fût propre, neuve, et jusque dans sa fantaisie, carrée, constituait pour lui une sorte de vengeance, et qu’en doublait une autre, plus raffinée encore, celle de pouvoir, juillet-août, aller reprendre les broutilles à son sens ratées des ouvriers autochtones.
Aussi, qu’on juge de ma surprise quand je pris mon tour derrière lui, tous deux la serviette sur l’épaule, en attendant qu’une des trop rares douches du camp de toiles de la RATP, route des sableaux, Noirmoutier-en-île, se libère. J’avais été envoyé en reportage là-bas, il faut savoir que près d’une famille sur deux, bien que notre pays soit l’une des premières destinations touristiques au monde, ne part JAMAIS en vacances, et j’étais chargé de dire comment, grâce au dévouement inouï de quelques personnes ainsi qu’à certains organismes sociaux, Mahmoud, Samira et Steve allaient échapper cette année à l’été au parking, vue imprenable sur Bobigny. Joachim, lui -prononcer : joanquignou- avait dû user d’un autre biais pour atterrir ici, sans doute un pote de la C.G.T., on n’entrait pas, malgré les apparences, dans ces bungalows comme dans un moulin, et je me mordis rétrospectivement les lèvres, il m’avait tellement dit qu’il avait quitté le pays à cause de Salazar, je lui répondais, en versant le ciment de la toupie dans la brouette, Salaud de Portugais, tu es venu gagner ta croûte et c’est tout. Surprise pour surprise, au lieu de lui dire bonjour, je lui serrai le biceps pour m’assurer, comme autrefois, qu’il était en bois de chêne. Si mes calculs étaient bons, il devait avoir soixante-sept ans maintenant. Quand il se retourna, il eut une sorte de hochement de tête, et puis l’air emmerdé. Je ne me trompai pas : l’air emmerdé. On échangea nos numéros de tentes. Je l’attendis en vain, le soir, à l’heure de l’apéro. Le vent se levait depuis l’Atlantique, porteur de l’épice très fine du sable et des tamaris mêlée. J’allai me promener le long de la digue qui flanque les marais de Müllembourg. On voyait au loin les maisons basses, blanches et bleues, je ne reconnus que de placides tadornes au milieu d’échassiers qui filaient en criant. D’autres marcheurs, seuls ou en couples, des pulls marins jetés sur leurs épaules, adoptaient cette allure non point lente, mais comme portée par cette brise qui, tout le jour, avait édicté des programmes très doux.
J’avais connu Joachim dans les années quatre-vingt. Il venait de s’installer à son compte, et j’avais eu besoin de lui pour retaper la baraque. Si j’étais capable de poser une gouttière, ou de carreler, quoique de façon malhabile, une salle de bains, il n’en allait pas de même avec les appentis écroulés et des toitures à refaire. Il avait -il a- un accent à couper au couteau, qui le faisait immanquablement m’appeler « Henri ». Tou mé la donnes, cette équerre, Henri ? Avec lui, j’avais insensiblement glissé du rôle de commanditaire à celui de manœuvre, puis d’apprenti. Nous avions eu, dès le départ, très peu de mots, je veux dire que dans le même temps qu’il construisait, il aimait que je regarde avec attention comment c’était fait. Il n’avait pas appris le métier autrement, et je m’aperçus vite que sa compréhension taciturne, et dont il appréciait que je la partage, s’étendait à beaucoup d’autres domaines que la maçonnerie. En fait, elle débordait le cadre de tout ce qui peut être construit, ou enseigné, pour déborder dans des domaines où des secrets sont mieux gardés : le cœur des hommes, les corps des femmes, et les infimes dentelures que constituent l’horlogerie des destinées. Il avait peu d’amis, il y voyait trop clair. Un jour qu’il avait effectué un travail particulièrement délicat, je lui avais dit -moitié parce que j’étais épaté, moitié pour flatter sa faconde de foutu Portugais- « Tu es le roi », il s’était éloigné de quelques pas pour juger la besogne, et avait acquiescé d’un signe de tête.
Il me faut ici ouvrir une parenthèse : le seul type pour qui mon père avait éprouvé une véritable admiration était -en apparence- un simple puisatier originaire des Pouilles. Il ne m’était pas indifférent d’avoir rencontré, sans doute au même âge que lui, un homme qui, sans jamais avoir ouvert un livre, savait les choses.
Je me mis au boulot dès le lendemain, m’installant sans façon au bout des tables en plastique des familles dont on m’avait signalé les noms, partageant parfois une brochette qu’on retirait de ces barbecues en lignes et construits au milieu du camp. Des photographes qui bossaient sur le même projet étaient passés avant moi, ce qui facilitait les travaux d’approche. Je tairai ici ce que j’ai entendu là-bas, qu’il me suffise d’écrire qu’une tente à Noirmoutier peut tenir du paradis sur terre, et qu’en regard de ces vies qui, lorsqu’on les débouchait, coulaient en jus noirâtre, le premier auteur à venir nous parler de son angoisse devant la page blanche aura droit, pour le moins, à une gifle. Je ne me cantonnais pas aux bénéficiaires des bourses, j’allais rendre visite aux militants. Partout c’était semblable chaleur, à l’ombre pourtant des auvents, et il semblait que le rosé qui tremblotait dans les Duralex fût une fleur rare, cueillie sur les pentes du Pérou. Ainsi que les vieux marins évitent de prononcer certains mots à bord, s’il advenait que l’un d’eux glissât celui de « départ », il se faisait alors dans l’assistance un silence étouffant.
Un seul s’ennuyait. Je le retrouvais en fin d’après-midi, en lisière du Bois de la Chaise, sirotant seul un fond de café au comptoir d’une buvette qui n’attendait plus que lui pour fermer. Je ne lui avais rien demandé. Cela prit une poignée de minutes avant qu’il explique, Ma femme, mes filles, les petits-enfants… Marre de retourner au pays… Je leur ai trouvé ça. Il montrait sur la mer des petits voiliers chamarrés, et rentrant au mouillage amarrés comme des canetons à un petit hors-bord. C’est joli, non ? hasardai-je. Joli, oui, mais qu’est-ce que tu veux qu’elles foutent de ça ? Il montrait à présent ses mains. Je le regardai plus attentivement. Il avait pris de l’avance sur la vieillesse. Je détournai les yeux. C’était pour ça que je ne voulais pas que tu me voies ici, hier. Ici, c’est un vilain miroir.
On rentra au camp ensemble, il avait gardé pour couronne et sombrero son bob de chantier. Il n’eut que deux phrases : On est venus en voiture. Elle n’est même pas tombée en panne.
Le lendemain soir, en revanche, je l’entendis qui gueulait comme un putois à l’entrée de mon habitation, « Henri ! ». J’étais allongé sur le lit, en train de lire ce vieux Mac Guane, Entre, fis-je doucement. Il était dans tous ses états, « Henri, tu as interviewé ma femme ! Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? ». Je le priai de s’asseoir, de nous sortir des Cocas du Frigo. Après quoi seulement, je lui répétai mot pour mot ce qu’elle m’avait appris, ainsi que ses filles. Qu’elles avaient rarement été, toutes, aussi heureuses. Fini, de préparer la gamelle à six heures du matin, de plier les draps, de récurer et de cirer dans l’ombre de la cuisine où elles se tenaient recluses sous les portraits des grands-parents. Rien que les pieds nus dans le sable, avec les vaguelettes qui venaient leur lécher les orteils tandis qu’elles poussaient des petits cris… Et puis, elles s’étaient faites des copines au lavoir commun. Elles se rendaient des visites de courtoisie avec des cadeaux de trois fois rien pour les mômes, un paquet de gâteaux, une tablette de chocolat. Non, elles n’avaient pas été voir le passage du Gois ni n’avaient visité l’église, ou le château. Elles prenaient la navette gratuite pour se rendre en bande au marché, et s’aventuraient timidement en ville parce que l’une d’elles avait remarqué une vitrine de bijoux. À mesure que je parlais, je voyais Joachim se voûter davantage. Je vais mourir bientôt, tu sais, dit-il enfin. Cela faisait quinze ans que j’entendais ça, le mal des maçons, les poumons pourris de poussière, parce qu’il y en a assez de devoir enfiler le masque chaque fois que tu meules la tuile et la brique, quand tu ponces l’enduit et que tu manges le plâtre.
Mais là, je l’apercevais pour de bon, la camarde, qui lui tournait autour en se frottant les mains parce que pour la première fois de sa vie, il n’avait pas été poser, juillet-août, ses azulejos, et surtout, qu’il avait cessé de vouloir comprendre.
J’allumai une cigarette sans émotion, ainsi qu’il l’aurait sans doute fait lui-même en pareil cas. Car les rois ne disparaissent pas, ils jettent l’éponge, et c’est tout. Au-dessus de nous, dans le soir qui tombait, des bancs de mouettes retournaient à l’intérieur des terres en piaillant. Il y aurait de l’orage demain.

Un roi sans divertissement Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°32 , septembre 2000.