Il se trouve qu’au village entouré de vignes et de pinèdes, de vraies jumelles tiennent la boulangerie, Anna-Grazia et Rita. Glissons sur cette dernière, afin de ne pas la gêner. Rita est une bombe. Un truc explose dans l’œil quand il la voit, un vaisseau sanguin, crois-tu. Tous les garçons en sont fous. C’est elle qui décide. Mais chacun, s’il demeure poli, en plus de sa chocolatine, recevra un sourire de star – s’il se montre amusant, doublé d’un miroitement toujours trop bref sur la Mer Noire de ses yeux.
On fait moins attention à Anna-Grazia, qui préfère. Sa petite taille la fond dans l’ombre de Rita Hayworth. Cependant, se pencherait-on sur l’obscurité de l’obscurité (une mandorle de cheveux de jais la favorise encore), on apercevrait, tout au fond, un museau d’écureuil que des taches de rousseur asseyent sur un tapis de noisettes. Le regard, là-dedans, souvent levé vers vous, appartient, lui, à une espèce douce et méconnue, genre genette, genre La femme changée en renard. Dans ce délicieux roman de David Garnett, Mr. Tebrik tremble chaque automne pour le sort de Mrs. Tebrik, qu’une infortune a transformée en gibier de chasse à courre – et nous voudrions, comme lui en pareille saison, entrouvrir notre blouson afin qu’Anna-Grazia, d’un bond, s’y réfugie, s’y blottisse, s’y cache. Y reste.
Cela ne fait pas si longtemps que les sœurs ont agrandi la boutique, en la prolongeant d’une terrasse, en proposant à midi une restauration légère – en embauchant leurs propres fils, lesquels figurent les seuls hommes qu’on leur connaît (le commerce incite à la discrétion comme à la transmission familiale, depuis un grand-père qui « tournait » en klaxonnant dans les collines voisines à bord d’un tube Citroën).
Ce sont des berlines étrangères, des fourgonnettes d’ouvriers inconnus, venus de villes proches, qui encombrent désormais le parking mitoyen. Sous un ciel délavé d’Atlantique, les émois des nouveaux venus nous font un spectacle. Soit qu’Anna-Grazia prenne la commande, et que Rita l’apporte – car, que s’est-il passé entre les deux, sinon un infime glissement ? Et le client de vérifier autour de lui que ce dernier n’a pas affecté les lieux. Soit qu’une fièvre tropicale saisisse toute la tribu, laquelle, poussant le volume des haut-parleurs, se met à danser, à chanter, les deux merveilleusement.
On dit qu’à six heures du matin, si c’est Anna-Grazia qui s’occupe de la mise en place, de la musique s’échappe déjà du magasin. On dit aussi, de façon plus sûre, qu’elle garde des invendus pour les Gitans. Qu’ils ont remisé une caravane dans son jardin, et donné son prénom à leur première fille née ici.
À sept heures du soir, museau d’écureuil referme les écoutilles. La paix du soir, après avoir fourni tant de baguettes, servi tant de cafés, entendu cent fois la météo, on voudrait qu’elle dure toujours, quand l’ombre est rouge sous les roses associées, près du seuil, à l’orange d’une bignone.
Puis c’est le chemin caillouteux jusqu’à la maison, les bonsoirs des voisins à travers les pelouses. La sienne supporte, nous l’avons vu, une verdine, près d’un cerisier bien complet de son merle entêtant, et de deux platanes aux ramures si imbriquées qu’on ne peut pas ne pas penser à des jumelles. Un petit auvent, à l’entrée de ce qui pourrait être un lounge en Afrique, ou bien une cabane tchanquée à Arcachon, un petit auvent, donc, protège une table réduite aux dimensions d’une tasse de thé, accompagnée, à la rigueur, d’un pot de miel. Nous tâcherons dorénavant de ne plus utiliser l’adjectif « petit », fût-ce au sens bordelais de « mignon, adorable », pour qualifier tout ce qu’abrite l’intérieur, évidemment aux dimensions de la propriétaire. Il sera révélé, cependant, que chacun des objets dont elle aime s’entourer fait sens, renvoie à une histoire, des souvenirs, ravive un goût apparenté à celui des carnets de voyage, avec leurs tons pastel sur bistre, leurs panonceaux en langue étrangère, et derrière leurs voiles, des Schéhérazade. Une lumière d’Orient sourd d’entre les anciennes caisses de pêcheries, les reproductions de bateaux et les livres partout.
Voici venu le moment où la boulangère, après avoir travaillé plus que des fiers-à-bras, avec la suprême élégance de n’en rien laisser voir, jette ses escarpins à travers la pièce, rafle quelques amandes au passage de la cuisine, avant de gagner son lit grand comme un radeau, chargé pareil, mais de barils en papier : des volumes, encore, des magazines, des journaux découpés ou non, des cahiers, du courrier.
Elle revient au royaume des signes, qui commence par ceux de l’alphabet. Enfoncée dans les oreillers, celle qu’on prétend, hors le boulot, sauvage, farouche, qui ne dîne en ville ni ne reçoit, reprend le passionnant tête-à-tête qu’elle avait avec Jeanne Benameur ou Olivier Adam. Bientôt une phrase rebondit d’une ancienne lecture, qu’elle va tirer d’une pile instable. C’était bien ça, dans Erri de Luca : « Chacun doit gagner sa liberté et la conserver. Le bonheur, non, c’est une chance. » Elle se hâte de la recopier dans un de ces cahiers dont elle enlumine les pages d’un morpho bleu, d’une vignette botanique, d’une silhouette de chat. Elle jette un coup d’œil au radioréveil. Bon sang, il est déjà une heure. C’est fou ce qu’on peut vivre, en restant dans sa chambre. Penser à dire à Eric qu’il y a V.I.E. dans « livre ».
Le huit octobre, Anna-Grazia, vous atteindrez un âge que j’ai eu moi-même. Assez flamboyant, j’ai trouvé. Vous me direz ? Je vous le souhaite tel, en tout cas, mieux qu’avec un de ces bouquets de pivoines que vous aimez – d’ailleurs, où en trouver ?
Avec un billet glissé dans le royaume des signes, sur le radeau où vous découvrirez ceci, espèce de sourcière
Éric Holder
L'Anachronique Les mots nécessaires comme le pain
octobre 2011 | Le Matricule des Anges n°127
| par
Éric Holder
Les mots nécessaires comme le pain
Par
Éric Holder
Le Matricule des Anges n°127
, octobre 2011.