On ne le rappellera jamais assez, on a eu chaud. Si Le Pen était passé, l’appareil du totalitarisme aurait triomphé : des amendes pour les bloqueurs de péage, des peines de prison quand les amendes ne suffisent pas, des flics jusqu’aux cages d’escalier pour ficeler le tout. On a vraiment eu chaud. Et le langage lui-même ne serait pas ressorti indemne des élections : jeux de mots douteux et expressions injurieuses eussent régné en maître. L’auguste Assemblée Nationale transmuée en un hideux Café du Commerce ! Par bonheur, la République a su retrouver ses esprits et son alphabet, sachant pourfendre dès qu’il le fallait les écarts de langage. Un seul exemple à ce sujet, un exemple qui saura convaincre le citoyen le plus obtus du zèle de ses élus. Deux d’entre eux, Bernard Kouchner et Philippe de Villiers, ont récemment eu la même vision pénétrante. Ils ont su distinguer l’ombre horrifique projetée par un mot qui était devenu par trop commun. Eh oui : dans « euthanasie », il y a nazi. Remarque courageuse qui prouve que l’étymologie est une science assez vaine. Car pourquoi associer euthanasie à d’autres dérivés du grec thanatos, là où le simple bon sens impose de plus nécessaires rapprochements1 ? Inspirons-nous de cette société mondaine qui, au XVIIe siècle, préconisait d’expurger le lexique de certaines syllabes « sales », et préférait alors lubrique à concupiscent, jugé trois fois coupable. Bien sûr, le travail d’épuration se trompait alors d’objet ; toutefois, il y avait bien la prescience d’une faute sonore, et c’est l’essentiel.
Il reste que la bête immonde renaît toujours. Dès qu’elle avancera la patte, il faudra l’identifier : quelle langue parlerait-elle ? Esquissons une fiction préventive. Nul doute qu’elle s’appliquerait, comme elle l’a déjà tant fait, à simplifier le réel. Elle en isolerait certains traits, de préférence concrets car plus parlants. Par exemple, on s’autoriserait de ce que certains chefs religieux portent la barbe (voire la préconisent), pour systématiquement les associer à cet attribut ; on évoquerait alors sans relâche les intégristes barbus, et barbus deviendrait une sorte d’épithète de nature (voir le bouillant Achille, chez Homère), c’est-à-dire la marque d’une essence inaltérable. Puis, dans un deuxième temps, insidieusement, on grossirait le trait ainsi mis en évidence, jusqu’à ce qu’il recouvre la personne (comme une barbe le visage, par exemple) : les intégristes barbus deviendraient les barbus, l’adjectif effaçant le nom auquel il était accolé, et devenant lui-même substantif se suffisant à lui-même et niant toute nécessité d’une autre désignation. Ainsi imprimé dans les esprits, le trait caricatural pourrait voyager ; on verrait des barbus un peu partout, ils auraient délaissé l’Afghanistan pour nos banlieues, ils seraient tapis derrière les grilles laïques. Enfin, viendrait un temps où l’on pourrait prendre ses aises, et à loisir désigner son épicier à la vindicte publique : sans qu’on trouve le manuel du parfait chimiste dans son arrière-boutique, ni même, dans son salon, une forte tête sous son voile. Juste à cause de son curieux système pileux, lequel justifie amplement qu’on le nomme un barbu on n’agit pas différemment avec les bridés et les noirauds.
Dieu soit loué, on n’en est pas là. Parmi les gens responsables et éduqués, personne n’envisage de parler ainsi.
1 Accomplissons nous aussi notre devoir citoyen : signalons aux autorités compétentes que l’infâme nasillard court toujours.
Avec la langue La barbe !
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Gilles Magniont
Il est des mots que la démocratie ne saurait tolérer : pour nous prémunir du mal, relevons-en certains, imaginons-en d’autres.
La barbe !
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.