Lecteur qui entrez ici, laissez toute espérance ». C’est ainsi qu’ouvrant cette « abomination », l’on pourrait reprendre l’inscription trônant au portail de L’Enfer de Dante. Âmes sensibles et bien-pensantes s’abstenir. Le seuil de ce roman bien sombre, nous introduit dans le désespoir velléitaire d’un narrateur, dans son appartement vide de chaleur humaine, dans ses boîtes de nuits, dans ses clubs… Tous lieux glauques de la drague homosexuelle. On ne compte plus les littératures issues du milieu gay égrenant les clichés d’une « culture » cuir et piercing, qui oscille entre les bars réservés, la « drague aux pissoirs » et la figure tutélaire de Saint-Sébastien. Mais ici, dès les premières pages, une écriture vous saisit. Une écriture ample, balancée, brûlée par une tension métaphysique, envahie par les métaphores de la symbolique religieuse, du péché et de l’impossible rédemption. Le style est une vision du monde, à contre-courant d’une certaine religion de la concision, de la simplicité et du naturel, qui sont autant de choix discutables, de mythes…
Étant donné ce prologue, la seconde partie prend un tour surprenant, nous plongeant dans l’évocation nostalgique d’une enfance lumineuse, privilégiée, et cependant bafouée. De l’expulsion du paradis enfantin, le narrateur date le début de sa descente aux enfers. L’île où il fut élevé, au sein d’une famille aussi riche que conventionnelle, n’est plus qu’une utopie, hélas impure. L’enfant lui-même n’est pas sans péché : « car un enfant est capable de lascivité ». Le péché originel (« ma nature pourrie ») est consubstantiel au paradis. L’innocence enfantine n’est qu’une douce illusion. Le roman de formation, formidablement travaillé, tend enfin à aborder ce sujet terrible : la pédophilie. Quand notre narrateur est transplanté dans un collège anglais, le vice peut s’épanouir, malgré ou grâce à la catholicité de l’institution. Est-ce le préfet d’études, abusant de son pouvoir, qui séduit le jeune James Santiago ? Est-ce l’enfant qui aime ? Et lorsque ce dernier raconte à la première personne leurs premiers actes sexuels cette « extase » bientôt complétés par le moins ragoûtant professeur de musique, le lecteur ne peut être que troublé, bousculé dans ses convictions, choqué peut-être, par le splendide et répugnant lyrisme…
Ce vaste monologue, cette confession, brosse à la fois un tableau incisif, cruel, de l’institution éducative des années 60 et 70, et une narration de la floraison contrariée de l’homosexualité du jeune Iago, parmi les interdits et la vulgarité de ce milieu autant qu’entre les doigts d’une mère admirée et d’un père haï. Comment Iago se découvre et se constitue comme un de ces homme-femmes décrits par Sodome et Gomorrhe de Proust, n’est pas le moindre intérêt de ce roman touffu.
Revenu au présent, aux préparatifs soigneux pour une rencontre avec un grand amour rêvé et bien sûr inabouti, notre narrateur déroule une épopée fabuleusement écrite de la libération homosexuelle « un style qui était La Vie comme Pornographie » et le plus beau lyrisme funèbre jamais déployé pour la génération gay et sida.
Faut-il lire cette noire élégie comme un roman à thèse ? Nous ne le croyons pas. Les profondeurs mêlées du corps et de l’âme humaine sont loin d’être simples. Pas si étranger peut-être à Lolita et Ada de Nabokov, Paul Golding, qui, à 40 ans, a publié ce seul et météorique livre, ne prétend qu’à l’exploration, sans apposer une condamnation définitive, ni bénir une telle « abomination ». C’est une fiction. Qu’importe que ce texte soit autobiographique ou non. Comme toute grande littérature, il a construit, malgré de complaisantes longueurs, une machine troublante ; si le comportement des personnages n’emporte pas l’adhésion, la sensualité lourde, baroque, du roman, la richesse de son interrogation, de son analyse, de son style, forcent l’admiration.
L’Abomination
Paul Golding
Traduit de l’anglais
par Robert Davreu
Plon, « Feux Croisés »
480 pages, 28 €
Domaine étranger Orchidées noires
avril 2004 | Le Matricule des Anges n°52
| par
Thierry Guinhut
Troublant roman de la libération homosexuelle, L’Abomination de l’Anglais Paul Golding déploie une écriture au lyrisme funèbre.
Un livre
Orchidées noires
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°52
, avril 2004.