Travioles N°9/10
Semestrielle, la revue Travioles, sous la direction d’Antoine Gallien, Valérie Grall et Christian Jambet, présente pour son dixième numéro un jardin extraordinaire regorgeant de plantes, de fleurs, de fruits aussi envoûtants et vénéneux qu’un chant de Maldoror. À travers massifs et buissons, art et littérature jouent à colin-maillard, s’interpellant, prenant théâtre et cinéma par la main dans une de ces farandoles fantomatiques chères à Alain-Fournier.
Les nouvelles, amples, noires, amères font ici figure de ruines antiques. Bérengère Cournut, dont l’écriture refaçonne un parler populaire, offre une superbe rose noire avec son « On crèv’ici, M’sieur ! » « L’a pas fallu m’le dire deux fois. Y’avait des corps, bah y’avait des corps ! j’me suis pas dégonflé mon poteau ! y en avait des tas, ben y’en avait des tas ! Qu’est-c’tu voulais y faire ? C’tait pu l’moment d’y penser… » Benoît Soury livre « Loin des yeux » un if ciselé avec violence et émotion. Le narrateur, l’urne funéraire contenant les cendres de son fils, sous le bras, refait le chemin de sa propre (in)existence.
Les correspondances (jeux d’images ou d’écriture) entre plasticiens et écrivains séduisent par la liberté de leur pertinence. Le poète Alain-Christophe Restrat opère à partir des collages d’Yves Reynier. Laure Sérullaz avec « Sortie de la salle de bains » offre un somptueux texte sur Bernard Dufour et ses corps féminins évoquant tout à la fois Klimt, Dürer et Munch.
Des entretiens clarifient, redonnent lumière aux tableaux ou aux cheminements artistiques. Ainsi Annie Chaissac tord quelques idées reçues sur son père et sa relation à l’Art brut. Michel Quint et Claude Viallat évoquent Matisse.
Beaucoup d’illustrations, dessins, pastels. Les roses hachurées, charnelles et désincarnées de François Rouan s’harmonisent à ses « Trois récits faciles ». Pierre Monestier et Louis Pons ponctuent la revue d’une touche éléphantine et enfantine. La photographie n’est pas en reste. Le corps en mouvement d’Éric Lindor Fall éblouit par sa vitalité et sa tension, contrastant avec les extraits du carnet intime de cet écrivain sénégalais, mort du sida en 1997. Le photographe Jean-Philippe Somme restitue une performance fougueuse du poète Julien Blaine dont il finit par ne présenter que les lèvres qui ponctuent, exhortent, vocifèrent. Un peu plus loin Bernard Dufour propose un texte cinglant sur l’auto-censure, en partant d’une formulation violente et antisémite de Baudelaire « Belle conspiration à organiser pour l’extermination de la Race Juive. Les Juifs Bibliothécaires et témoins de la Rédemption. »
Somptueuse revue grand format, Travioles parvient, tant sur le fond que sur la forme, à aiguiser nos sens. « Un sourire, il en est sûr, un sourire qui veut dire Quand tu reviendras, tu en sauras peut-être plus sur toi-même que sur lui. » (Benoît Soury)
Travioles N°9/10 317 pages, 27 € (9, rue Lesage 75020 Paris)