Le 8 novembre 1852, une paroisse est le théâtre d’une violente insurrection. Les Sames (Lapons), minorité indigène du Grand Nord norvégien, se révoltent contre une autorité religieuse inique et non respectueuse des Saintes Écritures. Bien que la Bible ait été traduite en langue same, l’Église décrète l’ « infériorité » de ce peuple animiste vivant de l’élevage des rennes, de la pêche et de l’artisanat. L’exégèse biblique ne fut-elle pas l’objet d’une instrumentalisation doctrinale propre à justifier la nature des dissensions qui opposèrent Sames et Norvégiens ? Quelles sont les occultes « structures du pouvoir » de la langue ? Voilà, entre autres questions, ce sur quoi achoppe Liv, jeune missionnaire qui est confrontée à la souffrance de ceux qu’aucune foi n’élève.
Sombre et lancinant, La Pasteure, récompensé par le prix Brage du meilleur roman en 2004, est le monologue intérieur de cette femme plongée au cœur de la nuit polaire d’une ville que cernent fjord et « étendue plate ». C’est là, « au bout du bout », qu’Hanne Ørstavik, née elle-même dans le Finnmark en 1969, situe le terme de la fuite coupable de Liv. Entre l’administration de la Parole et des sacrements, ses recherches universitaires et quelques verres de whisky, la jeune « pasteure » lutte contre le souvenir d’un drame intime : le suicide de Kristiane, marionnettiste quadragénaire. N’a-t-elle pas en effet quitté le sud de l’Allemagne, son couvent, entre Aspenhau et Hartwald, dans l’espoir d’un improbable oubli ? La neige et la glace ne peuvent-elles pas recouvrir le cadavre de son amie ; et ce bruit funeste, « là-bas, au fond de la forêt, la déflagration assourdissante » du pistolet ? Mais, ni le mutisme de Maja, l’une des filles de Nana, sacristaine qu’héberge Liv, ni l’image obsédante d’une jeune fille pendue « à la perche supérieure d’un séchoir à poisson », ne sont en mesure d’apporter l’apaisement secrètement convoité. La théologie, serait-elle, comme l’affirmait Kristiane, un « tissu de conneries » ? La foi, un « désir régressif » ? Et le monde, un « théâtre de figures » soumises à la morgue et à la volonté morale de quelques fondamentalistes ?
En dépit d’une conclusion trop hasardeuse selon laquelle les femmes, pourvues d’un « trou », pourraient parler entre elles quand les hommes seraient connectés à la « ligne de la bite », La Pasteure invite à la question : « Pourquoi les mots ne s’atteignaient-ils pas ? » Que ce soit lors d’une convention où certains revendiquent une « cérémonie conforme au ministère épiscopal », dans sa thèse sur la révolte des Sames, ou encore face à la douleur de Maja et de Nana, Liv n’a de cesse d’interroger le langage, son ostracisme et ses limites. Parce que les mots sont « tout autant remplis que vides, il n’y avait plus ni sens ni signification à y trouver, ça n’ouvrait aucune connexion ». Quand le doute affecte la langue, son rapport au réel, que faire de la Parole de « Paul, de Marc, de Mathieu, de Jean. Jérémie, les psaumes, Job » ? Quel sens donner à sa mission quand tout n’est que conflit ? Quel lieu trouver où une parole puisse s’articuler, s’entendre ?
Le roman d’Hanne Ørstavik est à la fois le lieu d’un déchirement et celui de la quête d’un espace ouvert. Comme cet espace idéal dont rêve Liv : une église avec des « cloisons en verre au lieu du maître-autel, pour que le regard des personnes présentes ne s’arrête pas devant la chaire mais continue au-delà de la cloison en verre, qu’il se perde au-delà ». Ou bien plutôt, comme celui qu’inaugure, en deçà du verbe, une main tendue…
La Pasteure
Hanne ørstavik
Traduit du norvégien
par Jean-Baptiste Coursaud
Les Allusifs
259 pages, 23 €
Domaine étranger Mélancolie pastorale
juin 2008 | Le Matricule des Anges n°94
| par
Jérôme Goude
Au gré de la mission évangélique de son héroïne, la romancière norvégienne Hanne Ørstavik sonde les gouffres de l’incommunicabilité.
Un livre
Mélancolie pastorale
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°94
, juin 2008.