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Nouvelles Et regardait Caïn

mars 2011 | Le Matricule des Anges n°121

Elles avaient une dizaine d’années, l’âge des balades à bicyclette et des jeux de marelle, celui des brouilles futiles aux promptes réconciliations.
L’été quarante-trois touchait à sa fin. L’air gorgé de chaleur n’offrait pas de répit à l’impression que tout pesait.
Huit heures du soir venaient de sonner à l’église lorsque quelqu’un a donné l’alerte : les Allemands étaient à un kilomètre du village. Ils avaient trouvé les fillettes réfugiées au couvent et les ramenaient avec eux.
Aussitôt, les gens se sont cloîtrés, les portes et volets se sont verrouillés. Mêlant prudence raisonnable et lâcheté, chacun s’en est remis à la fatalité, malgré la honte d’abandonner des fillettes à leur sort. Je n’ai pas agi mieux que les autres.
Il est vrai, qu’aurions-nous pu faire ? La population ne comptait plus que des femmes, des enfants, des vieux et quelques estropiés revenus des combats du printemps quarante. Qu’aurions-nous pu défendre avec nos faux, nos balais, nos piaillements de femmes ? Dans notre pays des Terres froides, on connaît l’âpreté des saisons, les crues furieuses de la Bourbre, la pluie, le brouillard, l’hiver blanc qui mange le printemps. Mais soldat de la terre, on n’en devient pas pour autant un combattant de la guerre ou un franc-tireur. Notre rude existence nous avait aguerris contre les éléments naturels, contre intempéries et maladies, elle ne nous avait pas préparés à la lutte contre les autres hommes.
Comme tout le monde, je me suis enfermée chez moi, mais ma curiosité était légendaire : au bruit des bottes à l’entrée de ma rue, j’ai entrebâillé ma porte.

« Deux petits papillons roux
Tourbillonnent, tourbillonnent… »



Les fillettes s’approchaient d’un pas fragile, serrées épaule contre épaule. L’épaisseur du soir les rendait pareillement grises dans leur blouse informe. à cette distance, je ne distinguais aucun visage, tous étaient semblables.
Un Allemand ouvrait la marche d’un pas volontaire. De loin, il me parut colossal, démesuré. Comme était démesuré le silence posé comme une chape sur l’étrange procession.
Vouée au passage des grosses charrettes à foin, ma rue est la plus large et la plus longue du village. Il m’a semblé qu’ils mettaient des heures à la remonter. Peut-être s’agit-il d’un effet de ma mémoire qui, répugnant à dérouler la scène, la déroule au ralenti.
En se retournant, l’homme de tête a hurlé quelque chose que je n’ai pas compris. Les mots ont déboulé de sa bouche dans un galop confus et rauque. Un murmure d’épouvante s’est élevé parmi le troupeau, ébouriffant sa masse uniforme, précipitant son allure. Après un moment de flottement, d’un bras impérial tranchant net dans le vide, l’homme a ordonné le retour au calme. Le silence est revenu brutalement.
Tout le monde savait où conduisait ce genre d’expédition. Je le savais aussi. Mais savoir n’est pas comprendre.
Quelle sorte d’arrogance égarait donc ces hommes ? à quels ressorts accrochaient-ils leurs convictions pour rafler des fillettes comme des porcs ramassent des glands ? On m’épargnait, moi et mes semblables d’église catholique, pourquoi… Toutes questions, vaines questions, s’entrechoquaient sans parvenir à lever un début de réponse hormis la nausée, enchevêtrement d’effroi et d’indignation, qui me montait aux lèvres.
Mes jambes ont faibli et le jour qui déclinait a comme faibli lui aussi. J’allais défaillir, lorsque l’alignement uniforme des façades aveugles a éveillé une peur soudaine dépassant toutes les autres : la peur de l’oubli. En gardant les yeux fermés, mon village choisissait la cécité, organisait son déni. Ainsi, condamnait-il ces enfants à l’oubli. Sur la page vide de l’Histoire, rien n’allait s’écrire. Je me suis redressée. Si le sort de ces jeunes juives se gravait dans mon regard, l’Histoire ne les abandonnerait pas. La volonté de porter un devoir de mémoire m’a tenue debout.

« Deux petits papillons roux
Tourbillonnent, tourbillonnent
Deux petits papillons roux
Tourbillonnent dans l’air doux… »



Avec le soir, le vent était tout à fait tombé. Les deux grands chênes de la rue dressaient vers le ciel leur feuillage où ne bruissait aucun oiseau. Seul mouvement dans ce décor figé, la lente procession s’approchait de ma maison. L’homme de tête est passé à quelques mètres de ma porte entrouverte. Je n’ai pas pensé à la refermer. Je n’étais qu’un regard. Toute conscience de moi-même avait cédé sous la détermination qui me poussait à enregistrer image après image chaque détail de la scène.
Le groupe est arrivé à ma hauteur, un Allemand est passé tout près puis un autre. Ceux-là encadraient de près le peloton d’enfants.

« … Et tombe la feuille d’automne. »



Je mesure un mètre quarante-deux. Une paresse de naissance a empêché que je m’élève davantage. Le monde m’apparaît de ma petite hauteur mais c’est parfois bien suffisant pour dominer la mare d’abjection où l’humain aime parfois à patauger. Je n’ai pas choisi, la nature m’a forgée à l’image des joyeux compagnons de Blanche-neige, des lutins, des gnomes des légendes nordiques. Chacun sa croix. Par coïncidence, ce caprice de la génétique a voulu que ma taille d’adulte ne dépasse pas celle d’une gamine de dix ans.

« … Tombe la feuille… »



Tout s’est enchaîné très vite. Il y a eu ce vertige d’une fillette plus fatiguée ou plus fragile que les autres. Son vacillement l’a rapprochée de moi. L’Allemand qui fermait le groupe n’était pas près d’elle. Où était-il, je ne sais pas, je crois bien que je n’ai pas même songé à le chercher des yeux. Je ne voyais que ce corps frêle et chancelant à portée de main. J’ai agi sans que ma tête s’en mêle, sans que la plus élémentaire prudence me retienne.
D’un bond, je me suis précipitée sur elle et l’ai attrapée par la manche. En tirant violemment, je l’ai rejetée à l’intérieur de la maison. Plus molle qu’une poupée de chiffons, elle s’est laissée faire.
J’aurais pu rester là, avec l’enfant dans mes bras, la garder à l’abri là, près de moi, j’aurais pu. Mais une fillette en moins…
Sans réfléchir, je suis aussitôt ressortie. Et j’ai refermé la porte derrière moi. Son claquement sec m’a fait sursauter.
Dehors, j’ai titubé un instant. Pourquoi je me trouvais là, dans la rue, devant ma maison, mes jambes seules le savaient. Soudain, un coup sur la nuque m’a fait trébucher. Avant que j’aie le temps de retrouver l’équilibre, on m’a brutalement empoignée par les cheveux et j’ai été projetée, tel un sac, vers mes nouvelles compagnes. On me prenait pour l’enfant que je venais de sauver, je me suis mise en route au même pas que les autres. La conscience du danger et la peur qu’on réalise ma présence commandaient mes muscles.
Au bout de ma rue, nous avons traversé la place du marché. Engourdis par la chaleur, lourds et lascifs, les grands tilleuls goûtaient la fraîcheur du soir. Les feuillages exhalaient un parfum de fin d’été. Nous nous sommes engagés dans la rue de l’église. En longeant l’imposante maison des Fournels, ornée de géraniums aux fenêtres comme une bourgeoise couverte de bijoux tape-à-l’œil, j’ai entendu des voix. Je ne crois pas avoir rêvé : c’étaient des voix à l’accent rocailleux.
Aujourd’hui encore, je me demande qui a dénoncé les religieuses du couvent. Les Fournels se sont enfuis à la libération, mais ça n’est pas une preuve.
L’église n’a pas sonné quand nous l’avons laissée sur notre droite. Et les chiens du garde champêtre n’ont pas aboyé. Ils s’étaient enfuis depuis longtemps. Effrayés par la guerre et les débâcles successives, les chiens redevenaient sauvages.
Mon village dormait ou c’était tout comme. Je l’ai quitté sous une garde étroite, mêlée à des enfants, fondue dans le troupeau. J’avais froid malgré la fournaise de l’été finissant.

Ce que je viens de raconter a duré peu de temps.
Il est possible que ma mémoire rapporte des détails que je ne fais qu’inventer : le parfum des tilleuls, la blondeur de la lune, les géraniums. Je ne saurais garantir les durées, les couleurs, les odeurs. Mais les faits sont exacts. Rigoureusement exacts.

Les Allemands nous ont amenées jusqu’à un camion. Au-dessus de la colline, la bouille ronde de la lune prodiguait une douce clarté. Le ciel d’un bleu profond paraissait plus vaste, l’obscurité plus lugubre. Ils ont claqué les portes, verrouillé les serrures. Tout s’est éteint.
Le Camion a roulé à vive allure jusqu’à la gare de Bourgoin où un train attendait en crachant d’énormes nuages de fumée. Malgré l’heure tardive, le quai grouillait d’ombres inquiètes. Les yeux des ombres épiaient, remplis de doute et de terreur. Des enfants pleuraient dans les jupes de leur mère. L’angoisse creusait sur les visages des sillons noirs, ou bien c’est la mort qui écrivait ses premières lignes.
Mon groupe a été poussé dans un wagon ainsi qu’une trentaine de personnes. Le plus jeune n’avait pas trois ans.
Le train a roulé pendant plusieurs jours. Au début, les plus nerveux s’agitaient, questionnaient. Quand le train ralentissait, ceux-là nous ralliaient à leur affolement. D’autres gémissaient doucement. Les enfants réclamaient à boire. Quelques hommes exhortaient au calme, prétendant, comme si cela avait du sens, qu’il ne fallait pas gaspiller nos forces. Peut-être que cela avait du sens. Un vieux hochait la tête sans rien dire, le regard effrayant de lucidité. Après quelques jours, nous sommes tombés dans une stupeur muette.

« Tourbillonnent, tourbillonnent
Deux petits papillons roux. »



Un matin, le train s’est arrêté. On nous a débarqués dans une vaste cour.
à nouveau, la multitude des ombres mais amaigries, affamées, tenant à peine debout.
L’ordre nous a été donné d’entasser les valises pour ceux qui en avaient, puis de nous déshabiller. Quelques fantômes blancs, nus et tremblants, refusaient de lâcher leur bagage. On a séparé les hommes des femmes. Ensuite, des sous-groupes ont été formés. En pleine lumière, ma difformité crevait les yeux, plus question d’être prise pour une enfant ; j’ai rejoint le groupe des malades, des infirmes, des blessés. Il n’y avait plus qu’à attendre qu’on décide de notre sort.
Deux officiers discutaient non loin de là. L’un d’eux s’épongeait le front, une précaution presque rassurante, humaine. Derrière le tissu qui dansait, un visage délicat, pâle et froid. Tout à coup, son regard étrangement bleu a rencontré le mien. Son geste s’est interrompu. L’homme s’est approché. Brutalement, il m’a saisie par les cheveux et observée de l’air dégoûté dont il aurait examiné un poisson pas frais. Une grimace lui plissait le nez. Sous ses babines retroussées, luisaient de petites dents blanches. Nous sommes restés face à face pendant un temps impossible à compter, puis j’ai vu son regard s’éteindre jusqu’à perdre toute expression, comme le regard se dissout à fixer quelque chose trop longtemps. Soudain, il a secoué la tête et éclaté de rire, un rire mêlant la surprise, le triomphe et le dédain, un rire de chasseur chanceux.
Son regard redevenu vivant, étincelait. En baragouinant quelque chose, il m’a tirée hors du groupe. J’ai manqué de tomber, mais il me tenait fermement. Après m’avoir traînée sur quelques mètres, il m’a lâchée, alors je suis tombée pour de bon. J’ai compris à ses mimiques et à son geste autoritaire qu’il m’intimait l’ordre de demeurer couchée à ses pieds. Je n’ai pas bougé. Tout autour, des commandements continuaient de fuser, mais sous les schnell, schnell, pas un son humain, rien qu’une profonde angoisse qui suintait. De la multitude humaine, aucune rumeur ne montait. C’est à peine si bruissait le frôlement des centaines de corps nus accablés d’obéissance et d’effroi. Le salut ne pouvait venir que d’une forme d’invisibilité acquise dans la soumission.
L’épouvante me clouait au sol mais plus encore le bon sens qui me dictait de maintenir une parfaite immobilité. Les muscles de mes jambes ont cédé à cette exigence, mes bras sont devenus raides, mon sang s’est figé dans mes veines. Guidée par une sagesse instinctive, la vie a déserté mon corps qui s’est fait arbre, qui s’est fait pierre, qui est mort à lui-même.

Je me pliais à toutes les comédies. J’étais un chien qui ne mord pas, un animal décérébré.

Le bout de la botte nazie a tâté ma joue comme on sonde une charogne mais je ne me sentais pas charogne, je me sentais vivante, plus vivante que jamais, ravagée par une tempête de sentiments mêlant la terreur à la rage de l’impuissance. La botte sentait le cuir épais et le savon gras et mon enveloppe terrestre s’abandonnait à son mépris, mais dans ma tête un vacarme s’est déchaîné, une voix stridente s’est mise à hurler. L’écho de ma propre voix se fracassait contre les parois de mon crâne, cavité creuse où plus aucune pensée ne se formait. Je n’avais personne à appeler au secours pourtant j’appelais, j’appelais sans m’arrêter pour me remplir de bruit, pour ne plus rien sentir.
J’ai remué les lèvres, j’allais crier pour de bon lorsque ma bouche est entrée en contact avec le sol, et mon souffle et ma peau et tous mes sens rassemblés se sont tendus d’un coup.
Derrière l’odeur de poussière, affleurait un accablement de pré piétiné et d’herbe brûlée. Dans mon pays des Terres froides, l’été promène ces effluences exténuées de foin vieux, d’herbe ratatinée. J’ai gardé mes lèvres collées contre la terre et son parfum indifférent aux guerres et aux frontières des hommes. Dans ma tête, la voix s’est tue.
Comme pour toucher ce que mes mains coincées sous moi ne pouvaient attraper, ma langue a franchi la barrière de mes dents. Des grains épais s’y sont fixés,
de sable,
de terre,
de poussière.
Sans raison, je les ai ramenés dans ma bouche. Injectée de salive, la matière granuleuse s’est faite boue, une boue dénuée de frontière. Alors, toute idée de distance et de géographie s’est envolée. J’étais ici, j’étais chez moi, j’étais partout et nulle part.
Alors, les frontières de mon corps et de mon esprit se sont désagrégées à leur tour. Comme saoulée par l’odeur et le goût âpre de la terre dans ma bouche, j’ai perdu toute notion de dehors et de dedans, de grandeur et de proportion. Je n’étais ni petite ni difforme, j’étais sable et poussière mêlés, je n’étais rien ni personne. La mort a cessé de m’effrayer, ma volonté s’est recroquevillée là où se rejoignent impuissance et résignation, rage désespérée et humilité.
Désincarnée, détachée de ma condition humaine, j’étais prête à affronter toutes formes d’aliénation.
Les groupes essaimaient vers les baraquements qu’on leur avait désignés, lorsqu’une main m’a brutalement agrippée par le col. L’Allemand au teint de craie m’a élevée à hauteur de son visage. Ses yeux parcouraient mon corps avec curiosité. Ma nudité m’exposait de plein fouet à cette inspection obscène mais je me laissais faire. Je ne ressentais rien, aucun désir de repli, aucune impudeur. à nouveau, son rire a explosé tout près de ma figure.
à nouveau, il m’a traînée sur plusieurs mètres.
Dans un recoin de la cour, derrière un baraquement, étaient alignées des caisses fermées par des barreaux d’acier. Il m’a poussée dans l’une d’elles. Le fond, tapissé d’une matière noirâtre, dégageait une odeur âcre. Je me suis blottie sur ce lit de déjections, ironie des organes plus têtus que la mort. Le temps s’est arrêté.
Le soleil était couché et la lune dispensait une lumière pâle, lorsqu’il est revenu me chercher. Je l’ai compris peu après, il m’avait trouvé un emploi : ma particularité physique m’avait épargné la mort, elle m’a livrée au cynisme des SS.

Après leurs journées passées à répandre l’horreur comme on sème du blé, les nazis harassés et las cherchaient à se distraire. Mon sauveur m’a hissée au rang d’amuseuse en titre, ce qui ne m’a fait prendre aucune hauteur. Je suis devenue la mascotte du camp, son fétiche, un clown drôle et docile.
Ma mission n’était pas difficile à remplir : on me donnait des ordres, j’obéissais. J’ai ainsi diverti une galerie de personnages hilares, mais je l’affirme : je l’ai fait sans qu’un état d’âme trouble mon abrutissement, sans qu’un doute ou un sentiment de révolte me rappellent mon appartenance à l’espèce humaine. étrangère à mon sort, je subissais l’abjection du dehors.
Tous les soirs, après le dîner, un spectacle était offert dans le grand réfectoire.
Et le spectacle, bien souvent, c’était moi. On me faisait monter sur la table et je devais exécuter toutes sortes d’exercices et de danses. Au moindre verre renversé, je recevais un coup de trique. Je gesticulais en n’éprouvant rien, ni honte, ni colère. Mon corps appartenait au public.
Pour me féliciter, on me lançait des restes que je devais saisir entre mes dents, laper, sucer, mains dans le dos. Parfois, on m’habillait d’une brassière improvisée, une serviette nouée autour du cou et on me barbouillait en écrasant de la purée sur ma figure. Les Allemands s’esclaffaient, en jetant sur moi des mots embrumés d’alcool comme on lance des épluchures aux cochons. De temps à autre, mon maître me faisait faire un tour de piste au bout d’une laisse. Je trottinais à quatre pattes. Lorsque mes jambes trop courtes ralentissaient son allure, il tirait plus fort sur la laisse. Je devais faire le beau, japper… Je me pliais à toutes les comédies. J’étais un chien qui ne mord pas, un animal décérébré.
Le spectacle terminé, mon maître me ramenait à ma cage. Avant de repartir, il m’observait longuement, bizarrement, sans ciller. à nouveau, je tombais dans l’abîme de son regard vide. Aujourd’hui encore, je me demande quelle partie de lui-même sombrait dans ces moments-là.
Jour et nuit, je flottais dans un état intermédiaire, entre veille et sommeil, dans une sorte de constante absence à moi-même. Ni vivante ni morte, je n’étais qu’un corps soumis aux événements, à peine un corps.

Une nuit, tandis que je somnolais dans ma cage, deux faisceaux étincelants ont zébré l’obscurité. Mon maître était penché, le regard braqué sur moi mais plus absent que jamais. Il a ouvert la cage et m’a fait signe de le suivre. Je l’ai suivi jusqu’à un baraquement plus petit que les autres dont il a poussé la porte. Nous avons traversé un couloir éclairé d’une lumière avare, puis un salon noyé dans la pénombre. De là, il m’a fait pénétrer dans une pièce au milieu de laquelle se trouvait un lit qui m’a paru gigantesque. J’ai deviné qu’il m’avait conduite à sa chambre. Sans rien dire, il m’a forcée à m’asseoir sur le lit. Alors, je me suis préparée au pire.
Il ne bougeait pas. Debout, face à moi, il regardait mes jambes torses, mon corps trop petit, mes genoux maigres, comme on hésite devant une vieille carne. étais-je trop laide, trop sale, trop efflanquée ? Son air sévère avait cette gravité dubitative des paysans qui ne savent s’ils doivent abattre la bête ou l’engraisser encore un peu. A-t-il changé d’avis, n’a-t-il jamais eu d’intention sur moi, je ne saurai jamais.
Il aurait pu m’imposer ce qu’il voulait, je n’aurais pas lutté, mais contre toute attente, il a attrapé une chaise et s’est installé en face de moi. Aucune expression n’habitait son regard. Lentement, sur un ton que je ne lui connaissais pas, il a murmuré quelque chose. Sa voix n’avait pas cette brutalité à laquelle il m’avait habituée. J’osais à peine respirer. Sans se départir d’une raideur bizarre, l’air lointain, il a continué. Il parlait comme pour personne à voix basse et profonde, une voix presque capiteuse. Mon oreille a fini par se laisser bercer par le bourdonnement continu des mots que je ne comprenais pas. Dans l’obscurité de sa langue étrangère, son monologue coulait tel un fleuve au flux lent. Lent et paisible.
Il a filé ainsi de longues bandes de phrases entrecoupées de silences que soulignait son regard vide. J’ai cessé de le redouter. Cet homme absent à lui-même, ce fantôme de l’absurde, ne voulait que ma présence muette. Peut-être, ne cherchait-il qu’à chasser un doute, un vague scrupule. Il s’en est débarrassé, comme on parle tout haut, à son miroir ou à son chien. à la fin de son monologue, il m’a ramenée à ma cage. Il n’y a pas eu de seconde fois.

Lorsque la guerre a tourné en défaveur de l’Allemagne, l’humeur des nazis s’est assombrie. Finis les spectacles après le dîner, les gesticulations, les rires. Mon maître venait me nourrir en fixant sur moi un regard de plus en plus grand. La défaite de sa santé mentale a précédé de peu celle du Reich. Il s’est mis à parler tout seul. Avec grandiloquence, il s’adressait à des gens qui n’étaient pas là. Moi, j’attendais qu’il me tende la nourriture qu’il était venu m’apporter. Parfois, il l’oubliait dans sa main et repartait avec. Je m’affaiblissais de jour en jour.
La Croix-Rouge internationale a obtenu la libération de quelques centaines de détenues, avant l’évacuation du camp des femmes en mars quarante-cinq. J’ai fait partie du lot et m’en étonne encore. Mon maître m’a laissé filer. Pour la seconde fois, le mépris de cet officier cruel et fou m’a probablement sauvé la vie.
Des représentants de la Croix-Rouge danoise m’ont transportée dans leur pays, à demi morte de faim et de soif, épuisée. Après m’avoir soignée, ils m’ont rendue aux Terres froides où m’attendait ma famille.
C’est pourquoi, aujourd’hui, je peux raconter cette histoire.
Aucune des fillettes du couvent n’est revenue de l’enfer de Ravensbrück, mais à mon retour du camp, j’ai retrouvé l’enfant que j’avais sauvée. Ma mère l’avait gardée. Elle lui avait donné un toit, une famille, un nom. Malgré les recherches entreprises, personne n’a jamais su qui elle était ni d’où elle venait. Jamais une parole n’a passé ses lèvres, pas une phrase, à l’exception d’une comptine qu’elle murmure parfois :

« Deux petits papillons roux
Tourbillonnent, tourbillonnent
Deux petits papillons roux
Tourbillonnent dans l’air doux
Et tombe la feuille d’automne. »



L’âge de sa raison s’était figé ce soir d’août quarante-trois. Depuis, elle poursuit une route immobile en toute quiétude. En toute hébétude, aussi, sans doute, mais loin de la guerre, loin de toute douleur et de la noirceur du passé. Et c’est loin des tracas du présent qu’elle chuchote ses mots d’enfant.
Je me suis attachée à Rose autant qu’à ma vie. Cette grande fille secrète a des yeux immenses et sur son visage lisse, un sourire perpétuel. Elle regarde le monde depuis sa bulle de douceur où tout passe et s’oublie, où la souffrance et la peur ne sont que reflets dans le contre-jour. Je lui parle, même si je ne suis pas certaine qu’elle me comprenne, je persiste car je sais que l’essentiel de ce qu’on dit se trouve en deçà des mots et des phrases. Je le sais depuis qu’un homme absent à lui-même, un fantôme de l’absurde, s’est confié à moi comme à un double sans âme, comme on cherche son ombre lorsqu’on s’est égaré.
Je n’ai jamais regretté le geste qui m’a valu ces mois d’enfermement, car c’est en plongeant jusqu’au néant de mon être que j’ai grandi en moi-même. Oui, j’ai pris de la hauteur dans ce sommeil d’hiver qui m’a fait tenir, tenir jour après jour. Ma dette est immense, Rose le sait si mes mots lui parviennent. L’avoir sauvée m’a sauvée de la honte de moi-même où ma petite taille m’avait fait tomber.

« … Deux petits papillons roux
Tourbillonnent dans l’air doux
Et tombe la feuille d’automne. »




* élisabeth Pacchiano réside près de Grenoble. Elle est la lauréate du concours de nouvelles 2010 organisé par la librairie La Mandragore à Chalon-sur-Saône et dont Le Matricule des angesest partenaire.

Et regardait Caïn
Le Matricule des Anges n°121 , mars 2011.
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