Au marché Beriozka, j’ai vu des soldats former deux grands-mères :
- Il faut dégoupiller la grenade, lâcher le déclencheur ! Il vaut mieux se mettre à l’abri d’un mur. C’est plus sûr ! Lancez la grenade le plus loin possible…
- Qu’est-ce qu’il faut faire ? a redemandé une mémé dure d’oreille.
Il faut faire comme ça ! lui a expliqué le soldat en lui montrant la technique.
La grand-mère a pris la grenade et a donné au soldat un pot de confiture en échange ! » Cette scène, à la fois burlesque et effrayante, se déroule sur un marché du centre de Grozny, la capitale tchétchène. Depuis près d’un an, la guerre est de nouveau présente. Alors qu’en 1994-1996 les indépendantistes tchétchènes avaient obtenu une forme de victoire sur la Russie d’Eltsine, c’est désormais Poutine qui a repris les affaires en mains : il est temps de redonner à l’Empire russe sa gloire perdue, ce peuple rétif et musulman en fera les frais. De l’été 1999 au 1er février 2000, quand prend fin le siège de Grozny, les morts se comptent par dizaine de milliers – puis ce sera l’occupation russe, avec son lot de viols, d’attentats-suicides et autres enlèvements.
Polina Jerebtsova a 15 ans lorsqu’elle est blessée par une roquette russe, sur ce marché où elle vend, avec sa mère, quelques marchandises diverses qu’elles se procurent difficilement. Elle tient son journal depuis déjà quelques années (une note finale indique que celui-ci s’étend sur quatorze volumes, « qui couvrent dix ans de guerre, de 1994 à 2004 ») avec une curiosité sans faille, une sorte de vivacité adolescente et une lucidité alertée. Il ne semble pas, tout de même, que cette lycéenne soit tout à fait comme les autres : elle dit avoir lu avec passion, plusieurs dizaines de fois, Le Maître et Marguerite de Boulgakov, cite souvent Akhmatova ou Omar Khayyam, écrit elle-même des poèmes – et semble avoir quelque penchant pour la parapsychologie ! Par ailleurs, à la fois russe, tchétchène et juive (sans compter d’autres ascendants dont elle s’amuse à faire la liste), elle se présente comme une « enfant du monde ». Bien entendu la forme même du journal intime exige et permet à la fois une lecture empathique et patiente : c’est seulement au long des jours, des semaines, des années que nous nous approchons, durant ces centaines de pages, de Polina, comprenons ses rêves (qu’il s’agisse de ses amours ou de ses études, qu’elle veut poursuivre malgré tout), découvrons sa sensibilité et sa force d’âme. La déception, la mélancolie et le découragement, comme il était prévisible, vont souvent s’emparer d’elle mais jamais elle ne baisse totalement les bras. Le désespoir pointe : « La vie passe à travers moi… Je ne trouve pas ma place parmi les hommes… » mais aussitôt elle se reprend : « Je suis arrivée sur la planète Terre pour être témoin ». L’humour, aussi, parfois, rassérène – ainsi quand elle s’exclame, au jour de son anniversaire : « J’ai seize ans ! L’âge du premier bal ! C’est Tolstoï, je crois, qui l’a écrit ».
En guise de bal et de prétendants, elle affronte les obus aveugles qui les forcent – avec les voisins médisants ou voleurs – à déménager à plusieurs reprises, les snipers qui s’entraînent sur les vieilles femmes courant d’un hall d’immeuble à l’autre avec leur cabas vide, les cadavres qui gisent abandonnés dans les rues et les mines qu’il faut repérer quand on essaie de glaner, au printemps, quelques fruits dans les vergers abandonnés. L’armée russe apparaît peu (une superbe scène montre cependant Polina et sa mère ouvrant leur bibliothèque à des soldats russes impressionnés, afin qu’ils y découvrent, également, la littérature tchétchène…), c’est du quotidien des civils les plus anonymes qu’il s’agit ici. Aujourd’hui même, en Syrie ou en Irak, des adolescents semblables à Polina peuvent sans doute, comme elle, écrire ceci : « Qui sont tes témoins ? Personne ?/ Le voile de la nuit étoilée / Le tic-tac de l’horloge : passé, passé, passé…/ Les salves et la neige qui à la fenêtre sonnent. »
Thierry Cecille
Le Journal de Polina, « Une adolescence tchétchène »,
de Polina Jerebtsova
Traduit du russe par Véronique Patte
Books Éditions, 558 pages, 23 €
Domaine étranger La guerre, toujours recommencée
octobre 2013 | Le Matricule des Anges n°147
| par
Thierry Cecille
À Grozny, de 1999 à 2002, Polina survit – contre les bombardements et la faim, la douleur et la peur – et mûrit.
Un livre
La guerre, toujours recommencée
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°147
, octobre 2013.