Hervé Le Corre change de braquet. Après un roman qui s’appuyait sur un arrière-plan historique fort pour dérouler son intrigue (Après la guerre, 2014), on retrouve avec Prendre les loups pour des chiens la veine, plus proche des Cœurs déchiquetés (2009), d’un roman noir d’ambiance, poisseux à souhait. Franck a 25 ans, et il vient de passer quelques années en prison pour un braquage. Il aurait pu écourter sa peine en donnant son complice. Il ne l’a pas fait. Est-ce par esprit de loyauté ou d’honneur, ou est-ce simplement parce que le complice est son aîné de quatre ans, Fabien ? Toujours est-il qu’il a purgé sa peine en silence et qu’une fois dehors il espère à la fois retrouver son frère et palper un petit magot mis de côté pour lui. Bien sûr, rien de tout ça ne se produit. À sa sortie, celle qui vient le chercher n’est autre que la petite amie du frangin, Jessica, qu’il voit pour la première fois. Le frère est paraît-il parti en Espagne régler « des affaires ». Franck va devoir l’attendre. Et son attente, il va la passer dans une caravane miteuse, à côté d’une maison paumée dans la campagne girondine, celles des parents de Jessica, Roland et Maryse, accompagnés de leur chien, Goliath, véritable petit monstre sur pattes qui laisse planer autour de lui la crainte permanente d’un éclat de rage. Le couple de Thénardier, frustre, malsain, vivote de divers trafics, entre autres de voitures volées, retapées par le père et revendues à des gitans. Leur fille Jessica, toxico par intermittence, capricieuse beauté fatale alternant l’exaltation et la dépression, « deux femmes en une seule. Lumière et ombre », en somme complètement imprévisible, est d’autant plus dangereuse pour ses victimes. Et comment Franck pourrait ne pas succomber à cette fille qui exacerbe en lui des désirs enfouis pendant son temps d’incarcération et qui ne demandent qu’à littéralement exploser ? Il va vite faire les frais de cette femme-araignée toxique qui le prend dans sa toile…
Et tout le roman tient, et de quelle manière, sur cette seule trame, sur ce personnage perdu entre violence et sensualité, à la merci de ses instincts primaires, de l’engrenage des faits qui se déroulent et dont il est à la fois l’acteur et une sorte de témoin involontaire, dans une ambiance de désespoir permanent, de fatalité écrasante. Là ne surnage, vaille que vaille, qu’une vague lueur, celle que procure une enfant de 8 ans, Rachel, la fille de Jessica, mutique et mystérieuse, obsédée par l’ordre et la propreté, qu’on sent déjà traumatisée par son entourage, mais chez qui existe encore une part d’innocence. Se faisant Le Corre suit les archétypes du roman noir : l’intrigue qui se nourrit avant tout de l’environnement social mis en perspective par des personnages crasses qui se débrouillent pour survivre, et l’épaisseur de ces personnages mêmes, leur destinée, leurs faiblesses, leurs choix qui sont au cœur d’une histoire humaine, superbement et tristement humaine. Et si ces personnages se définissent par leurs actes, tout le reste vient du paysage ; des mots justes pour créer une atmosphère viciée, étouffante sous la chaleur et le soleil de plomb, « quelque chose dans l’air, comme un relent, la trace d’une ancienne puanteur qui empêchait parfois de respirer à fond ». Ici, l’extérieur n’est pas qu’un décor pour donner une touche régionaliste, et on n’est pas non plus dans du noir rural mettant en avant un rapport à la terre particulièrement intense.
On retrouve dans ce roman ce qui fait le sel de quelques grands noms du roman noir américain, de Jim Thompson à Larry Brown, un sentiment d’oppression permanent, une tragédie en marche mais sans complaisance ni démonstration, et Le Corre y tient sa plume avec ses qualités de mise en scène et d’écriture propres qui procurent cette tension sourde apte à capter le lecteur et à ne plus le lâcher.
Lionel Destremau
Prendre les loups pour des chiens,
d’Hervé Le Corre
Rivages, 318 pages, 19,90 €
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février 2017 | Le Matricule des Anges n°180
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D’une prison à l’autre, où comment se laisser enfermer dans une relation aussi torride que destructrice.
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