Placée en isolement, elle écrit, vite, vite. Juste avant d’être fusillée le 20 juin 1931, Evguénia Iaroslavskaïa née Markon, alors détenue dans le camp des îles Solovki, a couché sa vie sur le papier. Moins de quarante feuillets qui, tapés, donnent une centaine de pages. Encadrée par une préface d’Olivier Rolin et par une postface d’Irina Fligué, la directrice du centre Mémorial de Saint-Pétersbourg qui l’a exhumée en 1996 dans les archives des services secrets russes, et complétée par divers documents pénitentiaires, cette autobiographie en accéléré est un document d’une grande rareté. Précieux, oui, parce qu’il donne à voir, à sa manière, l’envers du décor des premières années de la révolution russe. Si Olivier Rolin introduit ce témoignage testamentaire, c’est parce qu’il avait eu vent de l’histoire de cette jeune femme au cours de ses recherches pour Le Météorologue. Dans ce livre évoquant la destinée d’un des détenus internés sur les îles Solovki, Evguénia fait d’ailleurs une apparition : la « femme extraordinaire » qui « se mit un jour autour du cou une pancarte où elle avait écrit “Mort aux Tchékistes” », c’est elle. Elle, la jeune femme née dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle juive de Moscou en 1902. La découverte de ce document remue Olivier Rolin : « L’impression qu’il laisse est profonde, et pas seulement parce qu’il a été écrit à l’article de la mort. J’ai rarement lu témoignage d’une âme si encline à l’absolu (…). Absolu de la passion amoureuse comme de la passion politique, qui semblent comme fusionnées dans le feu de cette courte vie ».
Cette personnalité si particulière, rétive à toute autorité, tourne très tôt le dos, ceci expliquant cela, au pouvoir bolchevik, la puissance nouvellement établie. L’énergie dont fera montre Evguénia durant sa brève vie est d’autant plus surprenante qu’à partir de mars 1923, jeune mariée, elle se trouve invalide, et lourdement. Tombée sous un train, elle se voit amputer des deux pieds… Aux côtés du poète Alexandre Iaroslavski, son « compagnon d’armes » contestataire, son âme sœur anarchiste, elle s’expatrie un temps à Berlin puis Paris avant de s’en retourner au pays, à l’automne 1927. Elle l’a beaucoup aimé et admiré : « Nous n’avons jamais eu de secret l’un pour l’autre, nous nous confiions tout, même le plus intime », se souvient Evguénia. « J’ai adoré cette vie d’amour, de création et d’errance qui était la nôtre », écrit-elle encore. Au retour du couple en Russie, Iaroslavski, étiqueté opposant par les autorités, est incarcéré. Alors commence une histoire dans l’histoire. Depuis longtemps attirée par ce qu’elle appelle tantôt le « monde du crime » tantôt « la gueuserie », Evguénia se fait une place au milieu des voyous et des voleurs. « Quand Alexandre a été arrêté, j’ai tout de suite rallié le monde de la “racaille” », raconte-t-elle. Ceci, comme une profession de foi en actes. À la lire, on croit comprendre qu’elle voit dans « la pègre » la seule classe vraiment révolutionnaire, la seule à même de résister à la mainmise du pouvoir bolchevik et d’échapper à son bras armé, la redoutable Guépéou. De Léningrad à Moscou, évoluant parmi les « gosses des rues » et les « laissés-pour-compte », au contact des macs et des prostituées, cette « femme infirme » apprend donc le « métier de voleurs ». D’ailleurs, entre sa conviction politique et son goût prononcé pour le risque, on ne sait pas ce qui finalement pèse le plus : « Voler me procurait une véritable jouissance », confesse l’intéressée. Et là voilà, entre deux opinions politiques, qui nous gratifie de quelques scènes de son apprentissage mouvementé. Plusieurs fois arrêtée, celle qui avait fini par exceller dans « le vol de valoches dans les gares » tentera un dernier coup d’éclat contre un haut responsable du camp des Solovki, où elle a été déportée.
Et c’est au cachot qu’Evguénia écrira, le mot est d’elle, cette « autonécrologie », monologue ultime d’une femme à la fantaisie combative et éprise de liberté. Toute la liberté, rien que la liberté. Quitte à la payer de sa vie. Anthony Dufraisse
Révoltée, d’Evguénia Iaroslavskaïa-Markon
Traduit du russe par Valéry Kislov, Seuil, 175 pages, 16 €
Histoire littéraire Voler de ses propres ailes
février 2017 | Le Matricule des Anges n°180
| par
Anthony Dufraisse
Inédite en français, une autobiographie retrace la très courte vie de la russe Evguénia Iaroslavskaïa-Markon, voleuse et insurgée.
Un livre
Voler de ses propres ailes
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°180
, février 2017.