Les délices premières de l’amour se changeront-elles en furies ? Un tel titre paraît inexorablement l’affirmer. Mathilde est l’ « oiseau sexy », la « lionne d’azur » de Lotto. Le jeune couple amoureux, ivre de bonheur sur la plage, sert de prologue à la biographie de Lotto, dont la mère travaillait comme sirène dans un aquarium, et qui, grâce à son père est un richissime héritier. Sa mémoire prodigieuse lui permet d’envisager une carrière d’acteur méconnu, puis de dramaturge comblé. Mais auparavant, une avalanche de morts, de suicides, de vexations et d’acné, tissent son roman de formation universitaire. Une fois heureusement marié, Lotto commence par la pauvreté, car pour cette raison sa mère lui a coupé les vivres, ce qui n’empêche guère les fêtes bruyantes et alcoolisées, pardonnable ou pitoyable cliché du roman estudiantin made in USA.
C’est peu à peu, faute de percer en tant qu’acteur, qu’il écrit avec grand succès des pièces de théâtre, ce qui permet au couple de trouver un nouvel élan. Cependant, alors qu’il tente de tisser un opéra autour du mythe d’Antigone dans une résidence d’artistes avec le compositeur Leo Sen, complicité artistique et amitié passionnée croissent : « Un haut-fourneau qui le carboniserait s’il l’ouvrait. Un secret si profondément enseveli que même Mathilde l’ignorait ». La collaboration avorte, la tragédie efface Leo…
Ce qui aurait pu rester un superficiel récit conjugal, familial et d’amitiés diverses, laisse le pas au roman de l’artiste, avec une ampleur d’abord insoupçonnée. Le drame n’est pas qu’un genre littéraire pratiqué avec bonheur, dont nous lisons ici quelques spécimens, mais une crevasse de la vie ; jusqu’à ce que « le célèbre dramaturge Lancelot Satterwithe » devienne « cadavre froid ». Il ne reste plus aux « Furies » qu’à se précipiter sur Mathilde, « créature très dangereuse et très calculatrice », qui, soudain, a un passé…
Roman réaliste, Les Furies, construit en deux volets, qui d’abord furent conçus pour être deux livres indépendants, « Fortune » (au double sens du mot) et « Les Furies », est également l’odyssée mélancolique du couple. Si celle-ci montre ses zones de lumière, elle cache soigneusement, puis laisse éclater ses ombres, lorsque le point de vue de l’un est chassé par celui de l’autre, dans la tradition de Henry James. On devine que les créatures du titre sont les Erynnies, ces trois déesses du châtiment aux Enfers de la mythologie grecque, chargée de poursuivre l’éternel condamné à coups de fouets, de serpents et de linges ensanglantés. Ce pourquoi l’envers de la première partie – un conte de fées conjugal juste un peu boiteux, où Madame est la parfaite âme sœur au service du génie un brin machiste – relève, entre prostitution, avortement et inceste, d’un genre gothique résolument noir.
Vive et facétieuse, l’écriture de Lauren Groff, dont on avait remarqué Les Monstres de Templeton, séduit, pétille, quand elle sait également se faire grave, terrible. Est-ce la raison de son statut de livre de l’année 2015 aux États-Unis ? La romancière avisée pullule d’images vigoureuses : « des traces de pattes de bécasseau sur le sable lui rappelaient une vulve, des packs de lait lui évoquaient des seins ». La narration, rapide, emporte ses personnages dans une débauche de vie et de noirceur, une énumération frénétique, une mise en scène en mouvement perpétuel, qui pourraient agacer le lecteur amateur de lenteur. Reste que ce dernier pourrait se demander qui est le personnage principal : notre dramaturge, ou sa femme, moins effacée et plus remplie de secrets obscurs que prévu… Est-ce cette épouse plus manipulatrice qu’il n’y paraît qui a tant fasciné Barack Obama, dont on sait qu’il clama combien il s’agissait de son « meilleur roman de l’année » ?
Thierry Guinhut
Les Furies, de Lauren Groff
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau, L’Olivier, 432 p., 23,50 €
Domaine étranger Fausses euphories
mars 2017 | Le Matricule des Anges n°181
| par
Thierry Guinhut
Quand l’ange se fait démon. Le mariage mis en pièces, par Lauren Groff.
Un livre
Fausses euphories
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°181
, mars 2017.