Le printemps du livre
Après avoir longtemps sondé dans ses récits les pubs à poivrots et autres squats à paumés d’Édimbourg et sa périphérie, l’écrivain écossais, poids lourd de la « punchline » stéroïdée à la verve assassine, revient séduire son lot de noceurs crépusculaires avec La Vie sexuelle des sœurs siamoises. Et passe des « vampires décharnés et alcooliques » de la Vieille Fumeuse aux « barriques obèses » de Miami. Soit l’histoire de Lucy, coach sportif à l’agressivité hypertrophiée, devenue l’éphémère égérie des tabloïds à la suite d’un fait divers. De sa relation à Lena, une artiste suintante de graisse qu’elle accepte d’entraîner jusqu’aux limites de soi, dans un geste démiurgique dont le romancier dissèque les symptômes monstrueux. Roman de déformation à la croisée des genres, le nouveau Irvine Welsh spécule l’alliance du rôti et de la gousse d’ail, dit le corps qui gratte la société américaine – de la dictature botoxée des apparences à la haine institutionnalisée du gros, ainsi qu’un ultime avatar à la détestation de soi. Ça éteinte, ça cogne fort, ça fissure. Ça n’aime pas la binarité et ça le dit tout haut. Récit d’une diète forcée comme un des beaux-arts, la fable du sulfureux auteur de Trainspotting s’impose telle une variation déjantée sur les rapports de domination et la prédation. Une épopée de la chair souffrante qui explore la redistribution criminelle des rôles et la vacuité abyssale de l’idéologie hygiéniste, tel un « fantasme pour dégénéré ». S’il fallait le dire avec les mots du pamphlétaire, Welsh est aguerri dans « l’art de mettre du vitriol dans son saccharose ». L’occasion de s’entretenir avec le cultissime entrepreneur de démolition sur son éloquente et non moins cruelle littérature au saindoux.
Au début de La Vie sexuelle des sœurs siamoises, il y a cet exergue de William Blake : « Je dois créer un système, ou être l’esclave de celui d’un autre. » Le lecteur pourrait être tenté d’y voir la clé de chacun de vos livres…
Pour moi, ça explique plus communément l’activité même de romancier. C’est vraiment tout ce à quoi renvoie l’idée d’être un écrivain.
C’est qu’il y a cette idée, d’un livre à l’autre, que chacun des personnages exploite plus faible que lui. C’est le cas vis-à-vis des femmes dans Porno. Le cas de l’organisation pédophile de Crime. Est-ce à dire que les anciens exclus, les ex-camés, trouveront toujours un moyen d’assujettir plus faible qu’eux sur l’échiquier social ?
Le problème reste, à mon avis, qu’on a construit une mentalité maître/esclave qui affaiblit et rabaisse finalement aussi profondément le maître que l’esclave. Tout le reste, ça n’est que de la performance, afin d’éviter d’avoir à se poser cette question profondément existentielle : « pourquoi est-ce qu’en réalité je suis en train de faire telle ou telle chose, de me conduire de telle ou telle manière ? »
Avec Porno, la suite de Trainspotting, vous montriez l’avènement d’un genre qui s’est industrialisé, et...