La Moitié du fourbi N°4 (Lieux artificiels)
Ouvrir des pistes et des espaces dans le fourbi du monde, tel est l’objectif de cette revue aux allures d’atelier, peut-être d’horlogerie, où l’on démonterait des mots, reformerait des textes, réglerait des engrenages d’images ou d’expressions.
Mais c’est quoi ce pays où il fait noir et où ce n’est pas la nuit, thème de ce cinquième numéro ? Le territoire du désespoir ou celui de l’écriture ? Guillevic (1907-1997), le sculpteur de silence, le forgeron d’une langue dans la langue l’inventa : « Je ne sais pas ce que c’est ce noir, je suis dedans. Je t’écris sur un mur au fond du noir. Je sais que dehors il ne fait pas noir. » La Moitié du fourbi a choisi d’ausculter le poème, d’en refaire palpiter l’auteur, de progresser à tâtons dans les ténèbres afin de donner encore à lire, à voir et à penser. « Vers la lumière inguérissable » célèbre par une ode fervente, le natif de Carnac. Pierrick de Chermont écrit : « Tu es l’objet de ma vie intérieure. Tu es la nourriture que je prends, la double hélice du rêve et de la raison. » Sylvie-E. Saliceti élève « un menhir d’encre », se baigne dans le poème, égrène un chapelet d’îles : Sein, Molène, Belle-île et clame : « Une langue de fer, et ce n’est pas de la haine. Une langue du désordre qui n’est pas le chaos. Dans la vallée, le menhir au visage de métal brûle la lame. » Sylvie Fabre G. lui écrit une « Lettre du pays des sources » : « derrière la porte des enfances, pays des “sources de la joie”, pays des “sources de la nuit” ; en cette fin d’octobre où le noir est plus noir encore de garder la lumière, le jeune visage de nos vies est aussi, vous le savez, celui si vieux de nos morts. »
Le noir ou plutôt le blanc, on le retrouve sur un podium à « La deuxième marche ». Celui des Jeux olympiques de Mexico en 1968, qui ont donné cette icône photographique. « Sur la première et sur la troisième marche, deux géants, aux visages, bras et pieds en fonte… Ils ont la tête baissée, et une expression dont on ne sait exactement si elle tient du recueillement, de la concentration, de la tristesse, de la détermination, de la peur, un peu, peut-être ? » D’une main gantée, ils lèvent le poing. Mélikah Abdelmoumen zoome sur l’athlète australien, Peter Norman, médaillé d’argent du 200 m. Ce blanc resté dans l’ombre a aidé John Carlos et Tommie Smith à mettre en scène leur posture de révolte. Si celui-ci fut aussi ostracisé par les autorités sportives de son pays, non sélectionné pour les Jeux de 1972, une autre image « brille plus que toutes les autres, pourtant si lumineuses, et qui broie le cœur : celle de Smith et Carlos portant le cercueil de Norman lors de ses obsèques en Australie, en 2006 ». À retrouver dans le documentaire Salute (2008) de Matt Norman, son neveu. Un autre Australien, le chanteur, auteur et compositeur Nick Cave incarne une sorte d’ange noir. Anthony Poiraudeau évoque son dernier album Skeleton Tree, particulièrement crépusculaire, « un pan frontal de noir sans fond ». Romain Verger revient à Chauvet, la grotte aux mille représentations animales « enfoncement progressif dans le rêve ». Tandis que de Roberto Bolaño à Hervé Guibert, Hélène Gaudy nous invite dans des chambres noires. « Il s’agirait d’écrire davantage dans la confrontation et le miroir, la fabrication consciente d’un texte et d’une image dont on ne distingue plus la trace. »
La Moitié du fourbi se lit intensément de A à Z, éperdument ravive toutes les couleurs.
Dominique Aussenac
La Moitié du fourbi N°5, 114 p., 14 €
(22 rue Pablo-Picasso 93000 Bobigny)