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Domaine français Fin de partie

juin 2017 | Le Matricule des Anges n°184 | par Richard Blin

Homme du refus et du silence, hérétique tiraillé entre sa rébellion et son échec, André Bernold témoigne de ce que c’est qu’être happé par une forme de sauvagerie philosophique. Inattendu, convaincant, troublant.

Une émotion secrète et contenue anime chaque page de J’écris à quelqu’un, un livre qui marque le retour à la littérature d’André Bernold plus de vingt ans après L’Amitié de Beckett (1992) et Soies brisées (1999, tous deux chez Hermann), et qui par son genre et son contenu ne ressemble à rien d’ordinaire. Un livre essentiellement construit à partir du contenu de lettres envoyées à quelques-uns, mais à travers chacun à quelqu’un de plus indéfini, qui serait comme l’ami idéal. Au croisement du journal et de la lettre, de l’archive et du document, de la note et de l’étude critique, de l’exercice de mémoire et d’admiration, chaque texte, outre qu’il élève une digue contre l’oubli, la solitude, l’empêchement, parle à chacun pour que tous entendent le « silence assourdissant où s’engouffre toute intelligence », celle en tout cas qui refuse le savoir académique et la rhétorique spéculative. S’y mâchent des vérités substantielles, s’y entendent les échos d’une expérience nue de l’être, avec tout ce qu’elle peut comporter de moments d’exaltation, de risque d’affaissement ontologique ou de puissance de sidération. D’où cette écriture fragmentaire, à la lucidité surpoétique, et comme brûlée par l’éclat révélant d’un destin désarmant.
Un destin scellé par l’entrée à l’École normale supérieure en 1979 – « Tous mes refus, tous, découlent de mon refus radical de cette École du jour même où j’y entrai. » – et littéralement façonné par l’amitié de Beckett, de Derrida, de Deleuze, du peintre Simon Hantaï, du musicien hongrois György Kurtag et, dans une moindre mesure de Cioran, « le plus vivant de tous mes morts », de Béalu, de Pierre Gascar… Marqué aussi par des amours passionnés, des ruptures plus que douloureuses, des échecs répétés, comme l’abandon d’une carrière universitaire aux États-Unis et le retour dans un lycée. C’est donc aussi à ce qui nous fait toucher le fond qu’André Bernold donne voix. Une tonalité d’âme qui ne pouvait que plaire à Beckett, l’ami incomparable – « avec personne je n’ai été “ami” sur le même mode qu’avec Beckett, pas même avec Deleuze » – celui avec lequel il partageait « le refus radical, absolu, de toute solution négociée. Par les philosophes », l’idée aussi que ce n’est pas la beauté mais l’ironie qui sauvera le monde : « Rien au-delà. Sinon une danse sauvage sur les ruines de la philosophie officielle. »
Avec Deleuze – qui voyait Bernold comme « un champ de bataille » – les relations ont été passionnées, alimentées qu’elles étaient par le contemptus mundi, le mépris du monde, et par l’attitude de Deleuze face aux faits, qu’il jugeait « toujours bêtes » et devant lesquels s’incliner relevait « d’une bêtise primordiale, hideuse ». Deleuze travaillait beaucoup, dit Bernold, « une semaine de travail à raison de huit heures par jour pour deux heures de cours… apparemment improvisé », là où Derrida écrivait. Jacques Derrida qu’il fréquenta régulièrement, le dimanche, pendant dix ans (1980-1990) et qui, avant de devenir son ami, fut son « directeur » de thèse, qui avait pour objet les Cahiers de Rodez et les Cahiers du retour d’Antonin Artaud et qui demeura inachevée. « Il pensait tout le temps », dit Bernold, « il écrivait tout le temps. » Mais aussi effrayant pouvait-il être par l’étendue d’un « savoir abyssal, qu’il savait mobiliser dans l’instant », la fidélité, ajoute-t-il, était la racine de son être. « Chez un homme aussi monstrueusement complexe, j’ai toujours trouvé cela sublime. »

« La dépression “vraie”, la mélancolie “vraie”, restent inconcevables ou, bien expliquées, deviennent scandaleuses. »

Des rencontres, des amitiés qui ne cessent d’insister, de persister, et qui aujourd’hui encore le font vivre dans un temps circulaire : «  Tout est depuis longtemps fini que je ne cesse pas de recommencer. » Car il ne peut oublier que chacun de ses amis aura conjugué ses efforts – sans connaître les autres – pour qu’il continue  ; que grâce à chacun d’eux, il a vécu « l’intelligence par procuration. Ils s’occupaient de “tout ça, tout ça” pour moi, et me donnaient quelques aperçus. Si bien que j’ai pu rêver nuit et jour toute ma vie, au lieu de penser. En plus, ils me disaient qu’ils m’aimaient. J’étais donc au Paradis. » Un paradis définitivement perdu, qui l’a laissé – lui qui ne croit à rien de ce que croient les autres, qui refuse son consentement à la réalité (« Elle fera ce qu’elle voudra, elle n’aura pas mon consentement volontaire ») – dans une solitude non transmuée, et en proie à une mélancolie sans nom.
C’est que rebelle à tout arrangement, en lutte contre les évidences et le formatage mental (« Si les gens votent immanquablement pour des crétins, c’est parce qu’ils ont de l’intelligence véritable une peur panique. »), Bernold est de ceux qui savent qu’au fond du grand art, comme de la grande pensée, il y a le courage. Celui de faire brèche dans la forteresse de nos habitudes et de nos certitudes. Celui de donner des chances nouvelles au pensable en ré-ensauvageant la pensée, en la rendant capable de regarder en face l’insoutenable, l’innommable, le résidu, la violence implicite à tout dépassement.
Écartelé entre sa rébellion et son archaïsme intempestif, Bernold, qui écrit toujours à la plume – « et pendant que court la plume, oui, on est inaccessible » –, méprise tous les « ordonnateurs de notre monde » (télévision, internet, réseaux sociaux…), est un philosophe-artiste muselé par une pulsion d’échec triomphante. Un homme en train de se « détricoter plus ou moins vite, sur tous les plans à la fois ». Incapable de former un projet, persuadé que nous appartenons à une société en train de se suicider, convaincu que l’éros humain est « éternellement blessé », et que Léon Chestov dit vrai en affirmant que « mieux nous voyons, plus profondément nous sombrons dans le mal », et qu’« une vision parfaite aboutirait donc au triomphe définitif du mal dans le monde. », Bernold, face à tant de dissonance, n’a plus qu’un seul espoir : « la panne électrique universelle », par changement des pôles magnétiques de la terre.
Un état d’esprit qui le place dans le camp de Leopardi qui voyait dans « le mauvais pouvoir qui, caché, commande au mal commun », le fond du fond du désespoir ; de Kafka et de son « infiniment d’espoir, mais pas pour nous »  ; de Beckett et de son rire, « un rire blanc, comme il y a des colères blanches. On ne voit que les fausses dents et on n’entend rien. Silencieux hennissement de la grande rossinante Beckett ». Dans le camp de ceux qui savent que penser, créer est foncièrement dangereux, qu’il y faut une hardiesse sans faille tant, sous le monde de l’idée, la folie rôde. D’où l’intérêt constant de Bernold pour l’existence sensible de l’homme tant il lui est impossible de distinguer l’œuvre du corps de celui qui l’a produite. Une attention qui vaut aussi pour lui qui, aujourd’hui, habite un corps détruit, ne peut plus marcher sans béquilles, ne peut plus vivre avec quiconque ni non plus voyager.
Ce livre est donc aussi une façon de donner voix à ce mixte de déprise et de désastre qui l’ont conduit au bord de la folie – deux ans d’internement dans quatre institutions différentes –, qui l’ont laissé « atone devant une espèce d’écran entièrement noir », incapable de parler – « parce qu’on n’arrive plus à remuer la langue : elle pèse des tonnes » – et incapable d’écrire, parce qu’on n’arrive plus à former les lettres. « La dépression “vraie”, la mélancolie “vraie”, restent inconcevables ou, bien expliquées, deviennent scandaleuses. » Le seul remède, confie Bernold, s’appelle la « MUSIQUE ». Celle de Haydn, de J.-S. Bach – «  le véritable surhomme annoncé par Zarathoustra » – et tout particulièrement la musique « religieuse » des XVIe et XVIIe siècles. Seules, sa présence, son aura d’ouverture et de possibles, son étrangeté qui transcende l’ici et le maintenant, l’aident à revivre, à (ré)exister sous le signe d’une intensité authentique ouvrant une sorte de perspective d’infini.
Un livre poignant donc, captivant, où cohabitent la dimension affective de l’existence et la capacité de puiser des forces dans le désespoir, l’expérience partagée et la nécessité d’admirer : Saint-Simon, le cardinal de Retz – « c’est la figure déjà complète du guérillero » –, Tolstoï, Borges, Chestov, Kurt Gödel, Wittgenstein, qui avait compris que « ce n’est qu’en pensant des choses encore plus folles que les autres philosophes, qu’on pouvait prétendre au titre de penseur ». Un livre où « un vivant de l’empêchement », un homme qui vit ce qui empêche de vivre, cherche à comprendre ce que signifie être un homme quand on s’appelle André Bernold.

Richard Blin

J’écris à quelqu’un, de André Bernold, pages recueillies
et présentées par Jean-Pierre Ferrini, Fage éditions, 240 p., 22

Fin de partie Par Richard Blin
Le Matricule des Anges n°184 , juin 2017.
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