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Domaine étranger Pieter la Rouge

avril 2018 | Le Matricule des Anges n°192 | par Thierry Cecille

Il y a cent ans éclatait la Révolution russe, bouleversant les corps et les âmes : Iouri Annenkov la réinvente en une époustouflante chronique, réaliste et fantasmagorique à la fois.

De petits riens sans importance

Le récit se déroule au voisinage d’événements formidables par leur ampleur, leur profondeur, leur intensité dramatique, leurs conséquences ; ceux-ci semblent se produire dans la pièce voisine, or on en a perdu la clef, et seul reste accessible le trou de la serrure. Parfois en parviennent des voix, des cris, des sons indistincts, saccadés, parfois en jaillit un éclair aveuglant, le froid de la bise polaire, le souffle brûlant des incendies. Mais là, derrière la porte, y a-t-il vraiment une pièce ? À en juger par les fragments entrevus, entendus, on peut soupçonner l’existence d’un monde dans toute sa complexité ; des romans s’y déroulent, des événements grandioses, démesurés. S’y déroulent aussi des récits fortuits, vagues frissons à la surface de l’eau. » Sans aucun doute est-ce là l’ambition du romancier : rendre compte, dans un même mouvement, de « petits riens sans importance », des aléas, intimes, dérisoires ou tragiques, des vies minuscules, en même temps que des houles et tempêtes de l’Histoire. Comme Flaubert invente Frédéric Moreau attendant passionnément Mme Arnoux au coin d’une rue alors même que la révolution de 1848 bouleverse Paris, Iouri Annenkov fait s’entrecroiser, apparaître et disparaître ses personnages, en les plongeant dans le tourbillon que connaît la Russie, de 1900 à 1925.
Né en 1889, Annenkov fut non seulement un témoin mais aussi un acteur de ces événements : peintre, décorateur de cinéma, il s’engagea avec enthousiasme auprès des bolcheviks dès l’aube de la Révolution, fut professeur à l’Académie des beaux-arts, organisateur de spectacles de propagande, portraitiste de personnalités politiques. Mais, comme on le sait, le vent tourna rapidement, l’embellie fut de courte durée pour les artistes libres : Annenkov choisit de s’exiler en France où il travailla, jusqu’à sa mort en 1974, pour les plus grands metteurs en scène, en particulier Max Ophüls. C’est en 1934 que ce roman parut, à Berlin, comme nombre de textes d’écrivains émigrés – et il fut sans doute écrit comme à chaud, avec la mémoire encore brûlante de ces années rouges. Si l’intrigue est tissée autour d’un personnage, Kolia-Kolenka, qui ressemble par de nombreux traits à Annenkov (enfant d’une famille aisée, dessinateur précoce, peintre d’avant-garde pourtant au service du pouvoir), il est sans doute plus juste d’accorder le statut de personnage principal à la ville où se déroule la majeure partie des événements : Petrograd, Saint-Pétersbourg, Pieter, ainsi que l’appellent avec affection ses habitants. Comme dans l’extraordinaire Pétersbourg de Biely, c’est bien cette ville démesurée et fantomatique, fourmillante et brumeuse, de marbre et d’eau, qui est ici, bien plus qu’un décor, un organe vivant, une sorte de monstre mythologique, Léviathan au cœur du maelstrom. Entre ses palais et ses canaux, dans les immeubles bourgeois ou les mansardes, s’agitent les humains, ambitieux ou ratés, séducteurs ou amoureux trahis, idéalistes ou cyniques.
Annenkov construit son roman (ainsi que procède au même moment Dos Passos pour l’autre ville monstre, New York) en recourant au montage, au cut up, en alternant scènes muettes et dialogues comme pris sur le vif. Les notations visuelles, on s’en doute, sont nombreuses, l’écriture précise et sensuelle à la fois. Les énumérations nous emportent dans leur tourbillon, nous plongent dans l’enthousiasme de ces temps nouveaux. La légèreté de touche s’accompagne souvent d’humour, ainsi pour cette typologie des révolutionnaires : «  Deux types de mimiques coexistaient dans la révolution russe : la première, léniniste, était le sourire. Un sourire débonnaire, avec un clin d’œil et un amour du prochain ou, tout au moins, d’une classe. La seconde était trotskiste : un coup d’œil perçant, inquisiteur, symbolisant l’inflexibilité et la vigilance révolutionnaires ; un sourire exclusivement sarcastique ou, comme on le qualifie généralement, méphistophélique ». D’autres révolutionnaires, parfois, se laissent aller à la nostalgie : « Zinoviev, jusqu’à cinq heures du matin, parla à Kolenka Khoklov de Paris, de ses rues animées, du feuillage roux du jardin du Luxembourg, des jeunes Japonais méditant sur les ouvrages français de chimie et de philosophie, des poissons dorés dans l’eau sombre de la fontaine Médicis, des discussions des émigrés autour d’une bouteille de vin ». Et bien sûr la mort joue sa partition : soldats tombés au front, opposants fusillés par la Tchéka, famine et suicides. Le narrateur va peu à peu préférer se taire : « Dans le présent récit, comme dans la vie humaine, le rideau tombe sans grande solennité, ni trop vite ni trop lentement, il indique simplement la fin  ».

Thierry Cecille

De petits riens sans importance, d’Iouri Annenkov, traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard, Verdier, 320 p., 23

Pieter la Rouge Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°192 , avril 2018.
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