Nous vivons cachés : Récits d’une Romni à travers le siècle
Ceux qui ont eu la chance de visiter, il y a quelques mois, à La Maison rouge, à Paris, l’exposition « Ceija Stojka, une artiste rom dans le siècle » ont fait une passionnante double découverte. Nous pouvions admirer comment, quarante ans après avoir échappé au génocide, une femme transformait ses souvenirs, visions et cauchemars en formes – naïves ou effrayantes – et couleurs – éclatantes ou funèbres. Mais c’était également le sort d’un peuple qui était révélé : celui de ces Roms et Sinté qui parcouraient l’Europe et dont l’itinéraire, pour nombre d’entre eux, prit fin dans les crématoires. Dans ce volume, c’est la voix de Ceija Stojka que nous pouvons entendre : elle se raconte dans deux récits, suivis de deux entretiens avec Karin Berger, documentariste autrichienne qui la découvrit et fut son amie durant ses dernières années (née en 1933, Ceija Stojka mourut en 2013).
Ceija Stojka se remémore les cachettes forcées, improvisées dans les parcs viennois, quand l’Autriche se livre à Hitler et qu’aussitôt on interdit aux Roms « de voyager ici et là ». Puis survient l’arrestation de son père, assassiné à Dachau : jamais elle ne le reverra mais la famille recevra une urne. Sa mère « a pris l’urne dans ses mains, l’a secouée et a crié (…) L’urne s’est ouverte et quelques os en sont tombés. Elle s’est cousu une petite pochette et y a mis les os. Cette pochette, elle se l’est attachée autour du cou ». La famille est déportée à Auschwitz : « C’est notre nouveau chez-nous. Il fait déjà nuit, l’éclairage est lugubre et sombre. Les barbelés sont chargés d’électricité ». Son frère, âgé de 7 ans, y meurt rapidement, emporté par le typhus, sa mère et elle sont transportées à Ravensbrück. Vient l’ultime étape, Bergen-Belsen, immense mouroir : « C’était au milieu d’une grande forêt. On a traversé au pas un portail de fer. Quel horrible spectacle. Juste derrière le portail, il y avait quelques morts, leur cage thoracique ouverte, il leur manquait le cœur et le foie ». On retrouve des images marquantes, que les peintures, elles aussi, nous montraient : les « vraies maisons avec des briques rouges » à Auschwitz I, les bottes rutilantes et menaçantes des SS, la kapo avec sa cravache, la « croix sur le dos » des poux… L’enfant qu’elle était demanda un jour à sa mère – qui survivra elle aussi : « Tu crois que Vienne existe encore, ou le monde entier, c’est ici ? »
Ces récits témoignent aussi du « voyage vers une nouvelle vie », durant l’après-guerre. Ceija devient mère, commerce d’abord de porte à porte puis dans les foires, recompose autour d’elle une grande famille avec d’autres survivants et leurs enfants. Elle décrit avec émotion la chaleur humaine, la solidarité, les traditions pieusement conservées et ce qu’elle appelle leur « romantisme » – que les gadjos peut-être leur envient. Avant de découvrir la peinture et l’écriture, c’est la musique qui lui aura permis de dire ses émotions car, affirme-t-elle avec fierté : « Tant qu’il y aura des Roms, ils chanteront ». Elle ne dissimule pas le silence entretenu par l’Autriche sur le génocide, et le refoulement qu’eux-mêmes, inconsciemment, avaient choisi : « Ce que je regrette vraiment, c’est de n’en avoir jamais parlé avec ma mère (…) Mais en réalité, ce qui se passe, c’est que chacun quand il rentre chez soi, il a ses cauchemars et toujours l’angoisse que ça recommence, pour les enfants ». Avec son frère Karli et sa sœur Kathi, ils trouvent cependant la force de retourner à Auschwitz, reconnaissent les lieux : « On est encore allés voir le monument pour tous ceux qui ont été là-dedans, aussi pour les Roms. Il y avait des cierges, mas je n’ai pas pu en allumer. Un vent de sol est arrivé, léger. Pas un vent normal. Pour moi c’était un vent de bienvenue des gens dont les âmes sont là-bas. J’ai parlé avec le vent : Oui, je suis bien là, on s’en est sortis. »
Thierry Cecille
Nous vivons cachés, de Ceija Stojka
Traduit de l’allemand (Autriche) par
Sabine Macher, éditions Isabelle Sauvage, 296 pages, 27 €