Tout commence lorsque Helen et sa sœur jumelle Martina sont de retour dans leur village natal, accompagnées du compagnon et de la petite fille de la première. Après de mystérieuses années passées « au-deçà », locution locale impliquant tout ce qui n’est pas l’Irlande, les voilà à nouveau chez elles, dans cette ville qui se résume à « deux rues, cinq pubs, un traiteur chinois, une station-service avec une supérette, une quincaillerie », et où les rumeurs vont bon train. Le foyer qui a tout l’air d’un ménage à trois, le comportement oisif de chacun, leur habitation dans une maison témoin… Tout cela saute aux yeux des habitants, lesquels les regardent avec un mélange de méfiance et de dégoût. Aussi, lorsque Helen disparaît, personne ne s’inquiète. Le terrain part un peu à l’abandon, mais la vie suit son cours. Puis c’est le tour de Martina et, enfin, du père de l’enfant. Nous voilà donc, en quelques pages, et en plein été, alors que la torpeur envahit pour quatre ou cinq mois tant les esprits que les corps, au cœur d’une intrigue franchement malsaine.
Le récit est raconté par le prêtre du village, narrateur faussement distant, rongé par la culpabilité. Il a suivi de loin les drames qui ont animé ses paroissiens. Il s’est même approché de la maison, poussé par une curiosité impulsive. Et, un soir, son destin bascule : il recueille la jeune fille, puisqu’il ne reste plus qu’elle. Immédiatement, une attraction dangereuse s’empare de lui. Pourtant, elle a tout d’un monstre : vêtue d’un bikini en décomposition, recouverte de faux tatouages, sa langue « avait quelque chose de lyophilisé. C’était comme si chacune de ses phrases sortait de l’emballage sous vide où elle était restée des années durant et s’avérait presque trop bien conservée. » Dès lors, le lecteur devine, malgré les excuses, le déni et l’obscurité du témoignage, ce qu’il adviendra.
Le poète Conor O’Callaghan signe là son premier roman, soigné à l’extrême, doté d’une langue riche et belle, et d’un fond terrifiant. Les personnages et cette « marée de sujets tabous qui montait autour d’eux » possèdent chacun un gouffre dans lequel tôt ou tard ils sauteront. Le monde normé et étouffant dépeint ici n’autorise aucune fantaisie, aucun écart – il est impitoyable. Tout comme l’ennui généré par la narration pleine de vide et d’angoisse qui scintille parfois dans les descriptions (« le miel qui se déversait à travers les stores recouvrait la pièce entière et ses bibelots »), se fige, puis résonne encore longtemps. Il n’y aura jamais de réponse claire, seules demeureront les incertitudes. Pourquoi les protagonistes, l’un après l’autre, s’évaporent ? Le prêtre a-t-il, oui ou non, abusé de l’enfant ? Sommes-nous au cœur d’un roman à suspense, d’une dénonciation sociale, d’un simple fait divers ou d’un recueil de poésie ?
Rien d’autre sur terre inquiète et déstabilise. Tout y est étrange. Comme l’air passablement perdu du père, peu avant sa propre disparition. « L’étrangeté de quoi ? De la disparition de sa femme, de son visage s’étalant dans les journaux et sur les panneaux d’affichage des magasins. Du monde qui continuait d’exister comme se referme la surface d’un lac après un éclaboussement, et qui attendait d’eux qu’ils en fassent autant. De sa fille qui prenait le nom de sa mère disparue. » L’obscurité s’empare peu à peu du livre, oppressante, envoûtante. Car quelque chose nous pousse malgré tout à rester jusqu’au bout : peut-être est-ce l’effet d’une indiscrétion maladive envers ces personnages désaxés, ou bien d’une naïveté enfantine, qui nous fait espérer que la beauté de l’écriture transforme et apaise soudain l’histoire.
Camille Cloarec
Rien d’autre sur terre, de Conor O’Callaghan
Traduit de l’anglais (Irlande) par Mona de Pracontal
Sabine Wespieser éditeur, 272 pages, 21 €
Domaine étranger Fantômes de plomb
septembre 2018 | Le Matricule des Anges n°196
| par
Camille Cloarec
Dans une petite ville d’Irlande du Nord, une famille pour le moins étrange défraye la chronique. Une histoire lourde, pétrie de non-dits, dans laquelle nous enferme habilement Conor O’Callaghan.
Un livre
Fantômes de plomb
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°196
, septembre 2018.