La douleur m’occupe. Sa façon de déborder. De travestir les malades, de les faire déparler. » Cette phrase pourrait être une introduction à l’œuvre de Rochelle Fack, qui donne la parole à des héroïnes invariablement bancales affichant, en marge d’une société relativement saine et policée, leurs blessures, leurs forces de caractère et leurs réticences. Ses cinq romans, tous publiés chez P.O.L, sont autant de monologues nous propulsant dans les univers mentaux de femmes saturées d’errances intimes, d’addictions inavouables, d’enfances mal digérées, d’amours malsaines. En 2019, L’État crépusculaire nous maintenait ainsi en apnée, en plein Pigalle nocturne, entre réminiscences adolescentes et déambulation précipitée à travers la ville. Le Soleil est battu s’ouvre quant à lui sur la douleur. En effet, Doris est infirmière dans l’Unité de soins palliatifs de l’hôpital de Muy, dans le sud de la France. Son rapport à la souffrance et à la mort est forcément original en cela qu’elles font partie de son quotidien le plus banal. La sagesse qu’elle en retire, et avec laquelle elle observe comme détachée le monde autour d’elle, la sépare du commun des mortels. De sa ville qui palpite, en plein cœur de l’été, de « touristes bronzés. Du genre à voir la mort comme une tragédie ».
D’ailleurs, ce n’est pas vraiment sa ville. Doris a longtemps vécu à Paris, du côté de la Gare de Lyon, avant de déménager chez sa mère et son beau-père, Alain. Si la première n’a plus toute sa tête, le second met tout son cœur à meubler les silences, à réparer les béances et à oublier les bavures. Il est attachant, apprécie le cassoulet et se passionne pour l’arbre généalogique de cette famille dysfonctionnelle qu’il a adoptée. Doris s’entend bien avec lui. « C’est l’enfance isolée de cet homme. Sa façon de manger son sandwich à la couenne, un peu comme en secret. Et la violence de sa sincérité. » Cependant, elle n’est là ni pour jouer à la garde-malade avec sa mère, ni en raison d’un burn-out ou d’une envie de déménager au soleil. Doris est atteinte de syllogomanie, une maladie qui la pousse à accumuler compulsivement les étoffes. Elle en vole, en achète, en ramasse, en quantité effrayante. Tant et si bien qu’il lui était devenu impossible, dans son petit appartement parisien, de se déplacer et même de respirer. « Tous ces tissus… Tellement aimés… choyés ! Impossible de m’en défaire ! Impossible de les jeter ! Ils me contenaient ! » Il a fallu une intervention des pompiers pour l’en extirper et la ramener à la vie, à coups de bouche-à-bouche.
Un appel inattendu va tirer Doris de son quotidien convalescent : celui de la mère de Xavier, un garçon avec lequel elle était scolarisée et dont elle était secrètement amoureuse, qui lui apprend le décès prématuré de son fils. Pendant ses obsèques, auxquelles elle assiste sans trop savoir pourquoi, elle rencontre son frère, lequel va peu à peu bouleverser sa routine – « J’ignorais que la vie peut se recroqueviller et tout à coup s’étendre, se redéployer ».
Rochelle Fack nous dépeint avec justesse une remontée vers la lumière, sans cesse vacillante, mais pleine de poésie, de vie et d’espoir. Peu à peu, les penchants morbides de la narratrice s’étiolent, son attraction pour les étoffes passe au second plan, l’amour ou ce qui y ressemble prend le pas sur le reste. Les deux cents pages du soliloque qu’est Le Soleil est battu, parsemées de circonvolutions maladives, de noirceur ironique, de lyrisme envolé, sont une ode au langage le plus secret qui soit, celui qui résonne en chacun de nous, dans cet « espace le plus intime et le plus partagé du monde, le séjour innommable où se parle la langue, énigmatique et sans verbe, qui prépare au silence ».
Camille Cloarec
Le Soleil est battu
Rochelle Fack
P.O.L, 220 pages, 18 €
Domaine français L’étoffe d’une libération
janvier 2021 | Le Matricule des Anges n°219
| par
Camille Cloarec
Rochelle Fack nous dépeint le portrait méandreux d’une femme envahie de manies, dont le métier est d’alléger les fins de vie, et qui s’avance peu à peu sur le chemin de la lumière.
Un livre
L’étoffe d’une libération
Par
Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°219
, janvier 2021.