Sous forme d’une adresse au « recours chimique », persona peu courue des poètes, Christophe Esnault livre un témoignage très personnel dans des vers assez surprenants. Pour utiliser la terminologie des rappers, nommons ça un flow, sachant que ce flot est aussi le fruit d’un flux : celui des molécules qui naviguant dans le sang perturbent le fonctionnement du cerveau, c’est le principe de la camisole chimique. Des médicaments psychotropes nommés neuroleptiques prescrits par les psychiatres apaisent les délires, les hallucinations, l’agitation du patient, le condamnant à un isolement et à un malaise cotonneux, auxquels le poète expert en décalage social et glissades existentielles ajoute ses ratages, ses sarcasmes et ses ironies, ses doutes plus ou moins assumés. « Si la poésie est inutile/ Impuissante/ Inexistante/ Justement/ Allons-y/ Sans savoir où aller mais avec elle/ Il s’agit de fuir/ Un réel inacceptable/ Fuir dans l’espace du vivre haut/ Fuir/ Comme un corps troué de balles/ Dans un dessin animé/ La puérilité de toute dénonciation/ Sa stérilité/ infécondité/ Sera un trampoline pour nous les freaks/ Sauter sur le cadavre de qui ? » Rappelant les meilleures piquouzes de Mikhaïl Boulgakov (Morphine), de Sarah Kane (4.48 Psychose), de James S. Lee (Les Tribulations d’un opiomane) ou d’Hans Fallada (Le Cauchemar), le quotidien d’un homme fragile du début du XXIe siècle est livré comme au fil de la plume dans un long poème qu’on n’aura pas de mal à suivre à la manière d’une épopée de notre époque gorgée de cachets contre l’angoisse.
Christophe Esnault a depuis longtemps choisi de dire les choses comme elles lui viennent, évoquant échecs, scènes pitoyables, branlettes et amours ratées, sachant que « Foutre la merde ici et là je peux aussi. » Comme quoi Christophe Esnault a bien la fibre épique. Dans son autre livre publié ce printemps, son autobiographie du poète en forme de pêcheur, L’Enfant poisson-chat, il quitte ce registre pour celui, plus tendre et apaisé, de ses souvenirs d’enfance, avec leur lot de plongeons dans la boue et de captures de beaux bestiaux lorsque les divinités de l’Eau le voulaient bien. « Avec ta série de leurres de toutes les couleurs/ Tu ne pris rien du tout/ Mais voir poissons/ Et combats/ Etait le grand tout/ De ta vie de gosse ». Amours enfuies, sexualité débutante, la vie innerve ces deux recueils. Le premier construit autour de la dénonciation de la « Docilité forcée/ Plier les genoux/ La molécule », tandis que le second, composé de fragments mis bout à bout comme les perles d’un collier, flatte l’encolure de l’existence, toujours fantasque, même si elle ne manque pas d’être cruelle. « Sans délicatesse je lui ouvrais au canif sa gueule/ Pour qu’il recrache l’hameçon et je le finissais avec le talon de mes bottes en caoutchouc. »
Livrées sans filtre, l’intimité et les difficultés de Christophe Esnault parviennent mieux que de nombreux poèmes poétiques conçus dans un esprit de poésie à étonner son lecteur. Doté d’une énergie incontestable, son dire qui connaît très bien ses défauts (« Le ressassement/ Tu as bien vu je radote/ Faudrait y aller à la machette dans ce texte ») atteint à une intensité que peu de poètes contemporains savent trouver. Excluant tout maniérisme, toute afféterie, le poète Esnault est une sorte de ludion qu’on dirait descendant d’un Villon déglingué. Un cas à part comme l’était et le sont, par exemple, et dans des genres tout à fait différents, une Sophie Martin, un Christophe Macquet. On appelle ça des voix singulières parce qu’on leur reconnaît une spécificité indéniable, celle de procurer à la lecture une excitation des neurones terriblement intense. La surconsommation n’est pas déconseillée.
Éric Dussert
Christophe Esnault
Lettre au recours chimique,
Aethalidès, 112 pages, 16 €
et L’Enfant poisson-chat,
Publie.net, 112 pages, 12 €
Poésie La molécule isole
juillet 2021 | Le Matricule des Anges n°225
| par
Éric Dussert
Sous traitement médicamenteux, comme un grand nombre de Français, ou à la pêche, Christophe Esnault n’use pas des ressorts communs.
Des livres
La molécule isole
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°225
, juillet 2021.