De nombreux romans de Jérôme Leroy ont un point commun, ils sont nourris par la fiction du politique, et Les Derniers Jours des fauves ne déroge pas à cette règle. Dès l’incipit, nous sommes plongés dans l’intimité d’une femme, la première d’entre toutes, Nathalie Séchard, notre présidente de la République, et c’est donc avec son « premier monsieur » qu’elle couche. Elle est plus âgée que son mari, a été élue en 2017 en faisant fi du clivage gauche-droite et en créant son propre parti, Nouvelle Société. Elle a dû revoir sa politique libérale avec la crise des Gilets jaunes, se heurte à l’opposition grandissante d’Agnès Dorgelles, leader à l’ultradroite du Bloc Patriotique, et désormais elle doit faire face à une pandémie mondiale… Tout cela ne vous rappelle rien ? Chez Jérôme Leroy, le recours à l’anticipation sert de décalage avec une réalité qui ressemble plus à un univers parallèle, à un autre possible, qu’à une projection imaginaire science-fictive pure. Il utilise tous les ressorts de l’écriture pour les mettre au service de sa fiction en sachant préserver ce qui fait l’apanage des belles plumes du roman noir, ne jamais perdre de vue, au profit d’un discours ou d’une analyse, le romanesque. Et de fait, il va nous offrir une intrigue complexe, qui ne sera pas sans éveiller bien des échos, ajoutant, pour faire bonne mesure, une canicule qui tout au long du roman viendra alourdir l’atmosphère étouffante du récit et mêler aux affres de l’épidémie les effets néfastes du changement climatique. La présidente a fait des choix drastiques, la France est confinée depuis quinze mois, l’E.U.R (état d’urgence renforcé) permet tout aux forces de l’ordre, et l’apparition d’un nouveau variant risque de faire perdre son crédit à cette politique basée sur la vaccination obligatoire et l’enfermement de la population.
Pour gouverner, la présidente a dû rallier beaucoup de monde. Elle s’est entourée de ceux qu’elle nomme ses deux jambes : la droite pour Patrick Beauséant, ministre de l’intérieur, ancien de l’équipe Pasqua, homme de réseaux, dangereux et prêt à tout ou presque ; la gauche pour Guillaume Manerville, ministre de l’écologie, vert bon teint, veuf éploré, un peu trop effacé mais qui a la tête sur les épaules, et qui est fou de sa fille, Clio, laquelle va bientôt se retrouver au cœur d’enjeux qui la dépasse. La situation générale n’est déjà pas simple, mais elle va devenir beaucoup plus aléatoire quand, à la surprise générale, la présidente déclare qu’elle ne se représentera pas à la prochaine élection. Qui parmi les membres du gouvernement est capable de reprendre le flambeau dans la course à l’Élysée, et ce malgré l’état pitoyable de la France ? Pour Nathalie Séchard, hors de question de laisser sa succession à Beauséant, elle pousse Manerville à prendre la relève. Mais Beauséant n’entend pas s’effacer.
Dès lors, tandis que les antivax manifestent, que des émeutes éclatent, que le virus continue de tuer, qu’on parle à nouveau de terrorisme, le jeu du pouvoir va se dérouler sous nos yeux, pièces et pions manipulés sur le grand plateau d’échecs du pays, semant quelques morts violentes au passage : « La répression, en ce moment, ça cogne. Beauséant a massacré les Gilets jaunes. On se fait rappeler à l’ordre par l’ONU. Les flics ne se sentent plus, leurs syndicats sont noyautés par le Bloc Patriotique. Le Bloc fait concurrence aux réseaux Beauséant qui essaient de le contrer, mais au bout du compte ça revient au même. Que tu sois infirmière gréviste, journaliste, migrant, tu es en danger dès que tu manifestes. »
Jérôme Leroy use d’un style enlevé, des phrases souvent courtes, qui impactent, véritable rythme de marche qui sait nous embarquer à certains passages et ralentir à d’autres, mais qui jamais ne nous perd. C’est grâce à cela sans doute que malgré de nombreux allers/retours entre passé récent et présent, on a le sentiment que tout se tient dans un mouchoir de poche et l’on suit les évolutions des protagonistes avec avidité, curieux des suites d’une action, du dénouement d’une autre. Pas de longues descriptions des personnages, brossés en quelques traits, suffisants pour que le lecteur les habille de sa projection imagée, puisque ce qui les détermine ce sont leurs histoires, leurs actes, leurs réactions et leurs projets, même si : « Un fauve reste un fauve, surtout en politique. » Si Leroy ne fait pas que nous proposer comme en miroir une image de nos politiques, de quelque bord soient-ils, c’est qu’il parvient à saisir tout à la fois l’air du temps sociétal, avec ses enjeux et ses impasses et, fort d’un regard acéré et d’une analyse nourrie d’historicité, une mise en perspective sous les traits de personnages et ce qu’ils représentent. En livrant, par le pouvoir de la fiction, cette réalité parallèle, il ouvre le champ de possibles avenirs, envisageables, réalistes, et plutôt sombres…
Lionel Destremau
Les Derniers Jours des fauves
Jérôme Leroy
La Manufacture de livres, 430 p., 20,90 €
Domaine français Pouvoir parallèle
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Lionel Destremau
Un pays gouverné sous contraintes permet à Jérôme Leroy de livrer un roman d’anticipation politique des plus noirs.
Un livre
Pouvoir parallèle
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°230
, février 2022.