À propos de « Marcel », le moins que l’on puisse dire est qu’il ne manque pas d’à-propos : de la repartie, du tac au tac, et même de l’esprit dont nous pouvions croire l’« hurluberlu » dépourvu, le sien battant follement la campagne. Ou plutôt les couloirs de l’asile : « Marcel », c’est dès les années 1970 le petit nom affectueux donné par un quatuor de psychiatres à leurs patients schizophrènes. Dans « une feuille de chou pataprofessionnelle et officieuse », L’Affaire Werfung, puis dans une autre revue de toubibs, Le Crocodile. Eux-mêmes contaminés par les Marcels, les quatre médecins y publient sous des pseudos qui signent l’ambiance azimutée régnant dans la rédaction : « le professeur Honolulu (alias Éric Julliand), qui a créé le personnage de Marcel ; ensuite M. Tiel de la Jourette (surnommé à la ville Jean-Jacques Ritz), (…) le professeur Pitre (également connu sous le pseudonyme de Paul Magdinier) », et bien sûr Emmanuel Venet – on ignore sous quel nom de plume – qui rassemble ici ses propres textes parus dans Le Crocodile entre 2010 et 2019. Fraîchement retraité, Venet peut enfin « parler plus librement de ces destins douloureux et de l’involontaire cocasserie qui parfois s’y attache », en vingt nouvelles inspirées de cas réels, où les schizos – à chaque fois un « Marcel » ou une « Marcelle » – s’y révèlent comme « des poètes et des penseurs délicieusement farfelus ». Mais ces évocations drolatiques s’accompagnent toujours d’une critique en règle de ce qu’est devenu l’hôpital à mesure des réformes, et qui tourmente aussi bien les patients que celles et ceux qui y travaillent.
Le procédé du « Marcel » donne un texte intrigant. Marcel est certes pluriel, et dans chacune de ces tranches de vie un être unique et singulier, on ne peut plus complexe de par les circonstances qui l’ont conduit à l’hôpital, et ce que ça a produit dans sa tête. Mais il se dégage à la lecture, outre un air de famille entre les voix, quasiment un idiolecte, qui nous fait pressentir tout un univers que nous approchons mais seulement sur son seuil : c’est que nous ne sommes pas initiés, alors qu’« une part essentielle du métier de psychiatre est dévolue à la traduction ». Un art difficile. Ainsi, quand Marcel, « revenu patraque d’un réveillon de fin d’année », se plaint d’avoir « mangé quelque chose qui ne passe pas », et que les médecins s’enquièrent du menu : « des huîtres, des langoustines, une volaille plausiblement trop grasse : antispasmodiques et antalgiques banals devraient donc suffire ». Las ! « Marcel, foudroyé par une perforation intestinale, perdit connaissance (…). Le scanner nous apprendrait qu’il avait ingéré plusieurs piles dites LR6, banales mais fort indigestes. Marcel nous l’avait pourtant dit » (que quelque chose ne passait pas). Le texte, intitulé « Marcel et l’intraduisible », se poursuit par une plongée déprimante dans la novlangue qui accable les travailleurs de la santé – « Dans le cadre de la V4, EPP, FMC et DPC sont centralisés par la DAMV et validés en CHSCT » – et qui fait d’eux des Marcels et Marcelles qui s’ignorent (le fou, c’est toujours l’autre), mais n’en souffrent pas moins.
Marcel, lui, dit pourtant bien les choses, même s’il les dit à sa façon, pour exemple lors d’un procès, en réponse aux questions de la juge. « Profession ? – Cotorep – Vous êtes sous protection ? – Curatelle renforcée. » Le hic, c’est que ceux auxquels il a affaire ou bien omettent de traduire, ou bien traduisent mal. Ainsi de Marcelle, qui vient consulter parce que les hommes du KGB l’espionnent, s’introduisent nuitamment chez elle, « écrivent « Nous reviendrons » ou « Bonne journée » au rouge à lèvres sur la glace de la salle de bains pour la terroriser ». On l’hospitalise un temps, puis elle repart « lestée d’une longue ordonnance et d’un sage conseil : Il faut vous faire suivre ».
À l’heure où « nous causons le sécuritaire » – « Une chambre d’isolement se dit « espace de soins psychiatriques intensifs » » – nous ferions bien de nous mettre à l’école de Marcel qui, lui, parle vrai, est l’un des derniers à le faire. « Je voulais sauter, mais j’ai glissé et je suis tombé. (…) Maintenant, (…) je veux rebondir. » Contre le sort, le ressort du comique, parce que même quand rien ne va plus, le rire résiste encore. Inusable élastique.
Jérôme Delclos
Schizogrammes
Emmanuel Venet
La Fosse aux ours, 103 pages, 15 €
Domaine français Marcel en VOST
novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238
| par
Jérôme Delclos
Néo-retraité de la psychiatrie, Emmanuel Venet nous traduit la langue de ses anciens patients, mots pour maux.
Un livre
Marcel en VOST
Par
Jérôme Delclos
Le Matricule des Anges n°238
, novembre 2022.