Nous sommes en 1696. Rancé a 70 ans et il refuse de poser. Saint-Simon a conçu un stratagème : introduire le peintre Rigaud à la Trappe, et prétendre qu’il s’agit d’un officier très bègue qui rêve de rencontrer Rancé. Rigaud, des heures durant, le contemple à son aise sans ouvrir la bouche : de là ce portrait, le seul qu’on ait d’Armand-Jean Bouthillier de Rancé, tout en capuche et mauvaise mine. Il faut un effort d’imagination pour se figurer sa jeunesse dorée, concevoir ce prêtre fringant sur son cheval, avec son justaucorps violet, sa tignasse blonde « bien frisée et bien poudrée », et puis « deux grosses émeraudes à ses manchettes et un diamant de grand prix au doigt » – comme le note un de ses proches, et comme il plut sans doute à Mme de Montbazon. Elle était, dit-on, d’une invraisemblable beauté ; la rougeole la terrassa en quelques jours. C’est le drame par où Jean-Maurice de Montremy voit avec d’autres l’existence de Rancé basculer, et prendre la vigueur des contrastes : il sort du monde, organise la liquidation de ses biens, prend bientôt la direction spirituelle du monastère de la Trappe, dans le Perche, c’est-à-dire nulle part. Un paysage où toute la place est à Dieu, une dizaine de religieux jusque-là occupés de braconnage, c’est ici que Rancé va durant trente-six années imposer une règle inaltérable, une piété de silence et de menus infects, de paillasses et de punitions collectives. Certains y soupçonnent un théâtre de vertu, d’autres et nombreux y entendent la voix exemplaire du salut, des milliers de visiteurs goûtent à la retraite. « Je désire avec une ardeur incroyable d’être tellement oublié des hommes qu’on ne pense pas seulement que j’ai été » : c’est un peu raté. Le cours d’une journée trappiste était connu comme celui d’une journée versaillaise, et Rancé fut bien, ainsi que l’annonce le titre du livre, un soleil noir à l’envers des fastes de la cour, et fameux comme elle.
Cette vie de Rancé a déjà suscité nombre de légendes, et l’une des plus belles œuvres de Chateaubriand. Il faut un certain courage pour écrire après ça : nourri par une érudition profonde et légère, porté par une écriture élégante autant qu’énergique, le propos de Montremy est de bout en bout passionnant. Au cœur du livre, l’abbaye comme une « classe préparatoire » au trépas : il s’agit de n’être pas surpris – comme le fut la duchesse de Montbazon – par l’heure dernière, et d’ôter toute faiblesse au mourant. « Toute mort un peu publique se déroulait comme un thriller du salut » : c’est de ces dramatiques de l’agonie qu’on fait alors la réclame dans les Relations de la vie et de la mort de quelques religieux de l’abbaye de la Trappe, récits dont Montremy transmet la fascinante teneur, tout en cernant les ambiguïtés de Rancé. Lui qui croyait prolonger l’œuvre des Pères du désert appartient tout entier à son siècle de raison, avec une ascèse en forme de parcours fléché, et un « Dieu de principe, inséré comme une évidence dans la grande mécanique du langage d’austérité ». Lui qui, autrefois brillant licencié de théologie (premier devant Bossuet) rejette désormais les débats érudits, n’en a pas pour autant abandonné ses préjugés de classe : « En pur aristocrate – on croirait entendre un garde rouge parisien post-1968 – il rachète la vie intellectuelle par l’humiliation du travail manuel. Qu’un travail manuel puisse avoir une grandeur, cette idée ne l’effleure pas. »
Et pourtant l’anti-intellectuel fonde avant sa mort plusieurs écoles pour l’instruction des pauvres. Et pourtant « l’emphatique froideur de ses écrits, le ton funèbre qu’il aime y prendre, ne saurait masquer son charme » – le charme, le secret que cette étude de caractère ne prétend pas épuiser. Mais qu’elle donne à rêver et penser, en distinguant par exemple ceci, au hasard de la correspondance de Rancé : « J’ai jeté les yeux sur votre ouvrage des Sirènes ; mais je vous avoue que je n’ai osé entrer avant dans la matière. Toutes les espèces fabuleuses se sont réveillées, et j’ai reconnu que je n’étais pas encore autant mort que je le devrais être. »
Gilles Magniont
Rancé, le soleil noir
Jean-Maurice de Montremy
Nuvis éditions, 370 pages, 21 €
Histoire littéraire La grande conversion
novembre 2022 | Le Matricule des Anges n°238
| par
Gilles Magniont
« Qui donc alors était Rancé ? » Jean-Maurice de Montremy écrit une nouvelle vie du terrible abbé, et dépeint avec infiniment de nuances le temps des grandes agonies.
Un livre
La grande conversion
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°238
, novembre 2022.