Placé sous le signe de l’étrangeté et de l’ambiguïté, tissé d’inquiétude et de paradoxes, Les Terrasses d’Orsol (1985, pour la première édition) de Mohammed Dib (1920-2003), l’un des plus grands écrivains algériens, est un roman qui met en haleine et cultive une singulière atmosphère de doute et de questionnement. Il nous mène à Jarbher où Eid, le narrateur, a été envoyé comme observateur, autrement dit comme espion, par les autorités d’Orsol à qui il expédie régulièrement des rapports. Une mission qu’il a acceptée parce qu’elle était comme une porte qui s’ouvrait devant lui à un moment de sa vie où il avait le sentiment qu’il n’avait fait que la rêver, et alors qu’on lui avait diagnostiqué une maladie dont on avait jugé superflu de lui donner le nom.
À Jarbher donc, où il a été accueilli avec distance mais sympathie, il découvre une ville où la bienveillance est générale, où le bonheur de l’homme est tenu comme une « tâche sacrée ». Une ville « merveilleuse », sans crime, sans vol, sans scandale. Sauf qu’au détour d’une promenade, ses pas le mènent au fond d’une ruelle en pente débouchant sur une falaise surplombant la mer, et au bas de laquelle grouillent des créatures qu’il peine à identifier. Une découverte et un spectacle qui l’obsèdent et qui le conduisent à revenir sans cesse sur les lieux comme pour s’assurer de sa réalité. Et lorsqu’il s’en émeut auprès de ceux qu’il côtoie, tous se ferment et feignent d’ignorer de quoi il parle en dépit du fait que la fosse est une évidence incontournable et que « tout le monde sait pourquoi elle est… et pour qui ». Pourquoi cet innommable endroit fait-il l’objet d’un reniement collectif ? Pourquoi ce silence absolu, que le narrateur vit comme « un hurlement démentiel » ? En voulant arracher à Jarbher son secret, et en s’ingéniant à vouloir mettre des mots sur ce qu’il ne faut pas nommer, Eid, et le roman, pose la question de la vérité et de la possibilité de la connaître et de la dire.
S’il est impossible aux Jarbherois de nommer les habitants de la fosse, c’est que, le faisant, ils détruiraient le langage-occultation sur lequel se fonde leur société. Un impossible qui – ajouté à l’étrange silence d’Orsol concernant les rapports qu’il leur envoie et qui ont tous trait à la fosse et au mystère qui l’entoure – va faire basculer Eid dans un état proche de la folie. « Atterré, je perds soudain la notion de ma propre identité, tout ce qui m’entoure m’étrange. » Ce que confirmera un séjour sur une île où il tombe follement amoureux d’une femme dont la présence « ressemble à un parfum » et qui porte son regard « comme un secret qui se déploie en gestes autour d’elle ». Un amour désespéré. « Tu es de l’autre côté du mur, tu es de l’autre côté, qu’y faire ? Et en même temps je te vois, je vois comme tu remues les lèvres… » Comme si le sujet des Terrasses d’Orsol était l’échange d’une folie – la foi dans l’existence de la fosse – contre une autre, celle de l’amour.
Et quand il apprendra de la bouche d’un étranger-frère ce qu’il en est de la fosse, c’est la dérision de sa parole quêtante et sa propre inutilité qui lui sautera aux yeux, le laissant « incapable de distinguer entre ce qui a eu lieu et ce qui n’est jamais arrivé ». Ce qui nous renvoie à une des premières phrases du livre : « Que s’est-il passé qui se laisserait raconter, qui se puisse dire ? Rien en somme. » Ne serait-ce pas l’aveu que ce roman peut – doit ? – être lu comme le récit de l’impossibilité de raconter ? Un « rien » – l’impossibilité d’obtenir une réponse tant des habitants de Jarbher que des autorités d’Orsol – mais qui est à l’origine de tout le récit… Un rien qui n’est que le fait de parler.
Richard Bin
Les Terrasses d’Orsol
Mohammed Dib
Zulma, 192 pages, 9,95 €
Poches Où trouver le vrai ?
avril 2024 | Le Matricule des Anges n°252
| par
Richard Blin
Derrière la quête d’un sens toujours fuyant, Mohammed Dib interroge, dans Les Terrasses d’Orsol, les pouvoirs de la parole.
Un livre
Où trouver le vrai ?
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°252
, avril 2024.