Gérard Haller vient du monde du théâtre, auquel il a donné deux textes, Gmund (1986) et Figuren (1987). Il n’est sans doute pas gratuit de le rappeler, tant, depuis la parution de son premier livre de poésie (Météoriques, Seghers, 2001), le registre de son écriture recoupe l’espace du théâtre par l’attention portée aux voix. Aux voix qui traversent le poème comme des spectres, esprits ou fantômes.
All/ein, littéralement « tous un » en allemand (Haller est né à Bitche, en Moselle, en 1952), s’ouvre aussi comme un journal de notations : aux dates précises, favorisées dans Météoriques, se substitue ici le compte de nuits passées. Nuits peut-être blanches, dans tous les cas, et cela semble être dit par le seul titre, nuits où tous les chats sont gris. C’est ce que l’on comprendra assez vite, et seulement après une dizaine de pages, à la nuit exactement 23 : « la nuit chaque nuit les mots du dehors et les mots du dedans se joignent dans toi et disjoignent tu dis et comme ça sans fin t’abandonnent au battement de tout// oui tu sais c’est comme ça ». Parce que ce « chaque nuit » revient à tout le monde, Haller fait de ce livre un livre des passages. De là ces 172 nuits, pour passer sa tête jusqu’au travers du chas de l’aiguille et regarder dehors la pleine lune, puis revenir à soi, et ainsi de suite. Numérotées, comme ce pourrait être le cas d’un corps tatoué, certaines de ces nuits tiennent à deux mots isolés, d’autres prennent la forme d’une longue chute verticale, ou encore ressemblent à des rubans fins (blocs de proses), parfois les caractères sont en italique, parfois ils se réduisent, changent de corps, comme pour devenir des murmures, des tons de confidence très bas. Au travers de ces modulations de voix, dans la nuit qu’elles traversent, on n’entend pas (surtout pas) un ego se dire, nous raconter ses petites histoires de cœur et de corps perdus. Mais la voix de tout le monde, celle qui ne se dit pas, celle que l’on entend au fond de l’oreille, parfois la nuit, entre deux mouvements de corps, même lorsque les corps se rencontrent et se pénètrent. La voix de Haller nous convie à du commun (sans jeu de mots), jusqu’à sexualiser le monde, jusqu’au « jouir » du toucher, pour dire que nous habitons ensemble jusqu’à la plus petite part restée entre les mains de celui qui n’a plus rien. C’est là que le livre est le plus fort. Comme Pindare, le vieux poète grec, dans l’un de ses fragments, il parle de celui qui n’a rien, et de l’ombre dans laquelle il se cache et se replie ; de cette solitude à partir de laquelle, face à l’ordinaire, comme au pire, quelque chose de l’être se sauve, et par lui-même résiste.
Traversant ces questions-là, All/ein dira, à la fin, avec l’auteur de L’Espèce humaine, discrètement, mais sans détour : « et chaque arbre chaque nuage chaque vache dit encore Robert Antelme : chaque chose d’abord opposant sa simple présence à la volonté d’en finir avec la mort ». Soit : que nous sommes « oui : tenu quand même de partager l’insauvable », que nous sommes tenus, tous, dans le vieux rythme du temps, tenus de partager ce qui, entre enfants, amants, mourants, nous fera nous quitter les uns, les autres, les uns des autres. Cette question lancinante, du partage impartageable, de ce qui est témoigné sans qu’aucun témoin ne se montre, elle parcourt et traverse toutes les nuits de ce livre. Cela vient d’un cœur, d’un chœur, certainement. C’est la voix dont nous parle Louis-René des Forêts dans Le Bavard, cette voix sublime qui monte derrière le mur d’enceinte d’un cloître, ou d’une école religieuse, on ne sait pas, mais que l’on entend comme une vive révélation et qui se tait soudain. Ici, elle revient à nous, même dans le noir elle résonne : « lumière/ (noir) / lumière ». Nuit 171. Rideau.
All/ein
Gérard Haller
Galilée
128 pages, 15 €
Poésie Seul avec tous
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Emmanuel Laugier
Le deuxième livre de poèmes de Gérard Haller nous fait traverser 172 nuits, au cœur desquelles bat le chœur d’un récitatif solitaire.
Seul avec tous
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.