Que nous importe, au juste, que Jacques Yonnet, selon ses propres dires, ait mesuré « un mètre soixante au-dessus du niveau de la mer à marée basse s’entend », qu’il ait commis quelques poèmes et pas moins de cinq pièces pour guignols ? L’essentiel, pour nous, est qu’il ait eu 24 ans en 1939, autrement dit un âge où l’on aime encore à taquiner le risque ; qu’il ait été fait prisonnier en juin 1940 par les Allemands à Boult-sur-Suippe (de ces détails qui vous font sans tarder une plaisante biographie), et qu’il ait eu l’heureuse idée de s’évader. Mieux encore : celle de rejoindre incontinent la Résistance à Paris (plus par hasard, reconnaît-il, que par « un accès de tricolorite à retardement »).
Cela va sans dire, ce n’est pas sur les Champs-Élysées que l’on oppose résistance à l’ennemi. Ces activités-là réclament leur comptant d’ombre, se plaisent dans les lieux cachés et secrets. De ceux qui ne se donnent pas au grand jour.
C’est ce Paris-là que Jacques Yonnet se propose de nous faire visiter, en compagnie de quelques photos de Robert Doisneau (mais celles des « zoniers » et autres chiffonniers d’Eugène Atget auraient tout aussi bien convenu). Contrairement à un Léon-Paul Fargue, qui arpentait indifféremment les deux rives, notre homme a établi son camp de base rive Gauche. Son quartier de prédilection reste le Ve, et plus exactement un confetti déployé autour de la place Maubert, à deux pas de Notre-Dame. Un Paris qui rappelle la cour des miracles chère à Victor Hugo. À cette différence qu’ici la capitale ne sert pas de cadre à un roman, mais qu’elle constitue la matière première de ce florilège qui parut en 1954 aux éditions Denoël sous le titre quelque peu racoleur des Enchantements de Paris. Plus conforme aux vœux de l’auteur, Rue des Maléfices a surtout l’avantage de coller un peu plus au texte et de n’abuser personne.
C’est en historiographe avisé que Jacques Yonnet promène son lecteur dans Paris. Avant de se déguiser en guide détective, l’homme a pris soin de lire son Paris anecdote de Privat d’Anglemont (1853), poussant le zèle jusqu’à consulter un bon recueil d’Arrests mémorables du Parlement de Paris. Armé de tout son savoir, le voici vous contant les secrets des rues à légendes (qui ne sont pas toutes nées de la dernière pluie : celle de Jean Brioché, arracheur de dents l’hiver au Pont-Neuf, globe-trotter en province à la belle saison, date de 1650), vous ouvrant les portes des estaminets aux rideaux toujours tirés, où une clientèle triée sur le volet vous descend des demis de « pichtogorne » comme d’autres du petit lait (dans un de ces bouges, vous avez un binoclard qui répond au nom de Robert Desnos), et des hôtels façon taudis où certaines femmes « tricotent le moujingue » dans la plus totale illégalité (ce sont des faiseuses d’ange).
On y rencontre bien sûr de drôles de types, généralement attachants, et qui savent bien souvent des choses que tout le monde ignore. Ceux qui composent l’ « humanité mouffetardière » par exemple, mais aussi la fine fleur de la bohème, les biffins, les gitans, les chiffonniers. Entre cent autres, voici le dormeur du Pont-au-Double ; voici Danse-Toujours, contraint à l’exil par la force des choses ; voici Mina, qui recueille des chats errants et les élève dans une cabane en planches du côté de Gentilly ; voici Baptiste, qui annonce l’auto-extermination de l’humanité et la conquête du monde par les chevaux, rien de moins.
Jacques Yonnet entendait proposer « une sorte d’initiation aux courants mystérieux qui font palpiter la ville dans ses veines les plus secrètes. » On peut dire que c’est réussi : pratiques nourries aux sources du démonisme, exorcismes, apparitions, prémonitions… C’est parfois tellement fou que l’on se demande si c’est du lard ou du cochon, ou si c’est Yonnet lui-même qui débloque. Et c’est tellement réussi que Claude Dagues en a tiré l’argument d’un film télévisé en 1963 : Paris des maléfices.
Au-delà du pittoresque des légendes rapportées, ce qui fait la saveur d’un tel recueil (une bonne quinzaine de textes courant de 1941 à 1954, sans oublier l’ultime chapitre, rédigé en 1966, faisant un peu figure de post-scriptum, et dans lequel Yonnet relate, entre autres, sa rencontre avec Raymond Queneau : ce jour-là, « le soleil souriait roux. L’après-midi touchait à sa fin avec un rare doigté. Raymond Queneau et moi nous incontinent propulsâmes en direction de lieux abreuvatoires »), c’est sa langue. Yonnet envisageait d’ailleurs de publier « un glossaire de mots français qui doivent leur origine à la ? petite histoire ? parisienne ». Une langue vive, verte, pleine de fraîcheur, qui n’a pas grand-chose à envier au français populaire de Céline. Voici d’ailleurs de quelle manière on vous cause dans ce Paris-là : untel est « réparouze de pendulettes et fourgueur d’oignons d’occase ». Mais la réussite de ce livre tient aussi à Paris, où « le merveilleux est monnaie courante ». Bien sûr, ça ne fait pas tout, mais pour peu que vous ayez la plume d’un Yonnet, une ville comme Paris, une ville à miracles, ça peut quand même vous aider. Et sinon vous aider, au moins vous faire écrire.
Didier Garcia
Rue des Maléfices
Jacques Yonnet
Phébus, « Libretto », 320 pages, 9,90 €
Intemporels La cour des miracles
mai 2005 | Le Matricule des Anges n°63
| par
Didier Garcia
En compagnie de Jacques Yonnet, découverte d’un Paris invraisemblable situé au plus loin des circuits touristiques. Avec la langue pour guide.
Un auteur
Un livre
La cour des miracles
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°63
, mai 2005.