À l’exception d’une escapade à Londres, l’essentiel de ce roman se déroule autour du manoir d’Ashover, quelque part dans la plaine de Salisbury, et plus exactement dans le Dorset (la patrie de Thomas Hardy). Dès les premières pages, puissamment nocturnes, c’est sombre, limite lugubre : un manoir, la lune, des pâturages inondés, une rivière menaçante (la Frome), le bruit d’une canne sur la route, des chouettes, et la mort qui rôde, déjà presque trop proche (on croit s’être installé dans une nouvelle d’Edgar Allan Poe). Plus loin, comme s’il était besoin de rendre ce décor définitivement inhospitalier, on croisera des fantômes, des démons, et une bohémienne, chiromancienne à ses heures, qui vit dans sa roulotte en compagnie de deux monstres humains (que le début du siècle exhibait volontiers dans les foires). Quand il fait jour, la campagne se montre généreuse, avec ses fauvettes, ses vesses-de-loup, ses vaches brunes et blanches. Mais la plupart du temps, la lumière peine à éclairer cet univers réduit aux dimensions d’un confetti, où l’on mène une vie sans doute semblable à celle qui agite nos hameaux, une vie plutôt communautaire, pour le meilleur mais surtout pour le pire. Le lecteur va y vivre un huis clos oppressant (seule consolation : le manoir aura le mérite d’être cosy).
L’intrigue de ce roman (le troisième de John Cowper Powys, 1872-1963) repose sur un problème d’ordre familial : Lexie Ashover, le frère cadet, se trouve affligé d’une maladie qui l’entraîne sans détour vers la tombe ; Rook, quant à lui, ne veut pas d’enfant (pour arranger les choses, Netta, sa fiancée officielle, est stérile) ; privée de descendance, la famille Ashover s’éteindra donc avec eux. Est-ce si tragique que cela ? Pour les deux frères, pas vraiment. Pour tous les autres, oui. À cause d’eux, ou grâce à eux, le roman va se développer autour de deux axes narratifs, que Powys entremêle avec brio (le plus souvent pour différer une révélation capitale) : celui qui se focalise sur le pasteur local, véritablement possédé par le livre inquiétant qu’il vient de mettre en chantier ; et celui qui va explorer la rivalité entre Netta et Lady Ann (d’un côté la fiancée, de l’autre une cousine). Ce deuxième axe, qui offre au lecteur les principales péripéties du roman, met en scène un trio plutôt étrange, avec Lady Ann qui ne cesse d’attaquer Netta ; ses offensives font d’ailleurs mouche car elles touchent au cœur du problème : sa stérilité. À trop souvent tenter le diable et à passer de l’une à l’autre (on se demande d’ailleurs comment, car difficile de se soustraire aux regards des autres dans un décor aussi exigu), l’inévitable se produit : Lady Ann tombe enceinte. Rook veut alors l’épouser. Et le jour où ils se marient, à la sauvette, comme le feraient deux amants coupables, Netta en profite pour disparaître (rien de tel qu’une bonne disparition pour vous relancer promptement une intrigue). On la croit tombée dans le Trou aux perches, le corps emporté, telle l’Ophélie de Shakespeare, dans les eaux de la Frome.
Lorsque Netta revient hanter ce paysage bucolique, c’est Lady Ann qui se volatilise à son tour, alors qu’elle est sur le point d’accoucher. Plus tard, c’est le pasteur lui-même qui fausse compagnie à tout le monde, mais c’est pour mieux en finir avec Rook et le tuer à l’aide d’un râteau de jardin (le lendemain de son forfait, le pasteur s’éteindra d’une belle mort romanesque). Quant à Lexie, il mourra lui aussi bientôt, mais l’honneur est sauf : les Ashover auront une descendance, puisque Lady Ann donnera naissance à un garçon…
Pour mener à son terme ce roman grave et déroutant (de prime abord on ne voit pas trop quelle signification lui donner), pour nourrir cette intrigue ponctuée çà et là par les phrases élégantes et souples qui évoquent la campagne anglaise, Powys a puisé dans sa propre vie, s’appuyant sur l’amitié qui le liait à son frère cadet Llewelyn. Mais le thème de la fraternité ne constitue guère qu’une toile de fond, devant laquelle se débattent deux hommes radicalement opposés. Le cœur du roman, ou pour mieux dire son nerf, c’est la femme. On pourrait même poser qu’ici, l’enfer c’est les femmes, de l’amour desquelles il faudrait savoir se garder. « Ce n’est pas avec la raison que l’on peut expliquer les femmes. » Et à dire vrai, on ne les explique pas. On les subit. D’autant plus qu’une seule femme suffirait à dépouiller de leur magie la terre, l’air et le ciel.
Powys n’aurait-il écrit ce roman qu’à la seule fin de montrer quel abîme sépare « l’amour qu’éprouvent les femmes de l’amour qu’éprouvent les hommes » ? Cherchait-il seulement à diaboliser la gent féminine ? On peut quand même en douter, même si l’on peine à proposer autre chose. Peut-être alors convient-il d’accepter les zones d’ombre qui demeurent, les morts trop brutales que le roman accumule, et de les prendre pour ce qu’elles sont : des manifestations de ce drame qui se joue chaque jour entre les hommes et les femmes. En quelque sorte, l’inquiétante étrangeté de la vie.
Givre et sang
John Cowper Powys
Traduit de l’anglais par Diane de Margerie et François-Xavier Jaujard
Points « Signatures »
Seuil
480 pages, 12 €
Intemporels Femmes fatales
avril 2008 | Le Matricule des Anges n°92
| par
Didier Garcia
Le romancier anglais John Cowper Powys confie l’homme à ses pulsions et à la dictature des femmes. Pour l’éprouver dans sa folie.
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Femmes fatales
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°92
, avril 2008.