Jaccottet traducteur d’Ungaretti : Correspondance 1946-1970
Quand, une fois terminées ses études de Lettres, Philippe Jaccottet part à la découverte de Rome, fin 1946, il ne sait pas encore qu’il va faire une rencontre aussi décisive pour lui que celle de Ponge ou de Gustave Roud. Celle d’un homme de presque quarante ans son aîné, Giuseppe Ungaretti, né en 1888 en Egypte, où son père était venu travailler comme terrassier du Canal de Suez. Il y vécut jusqu’à 20 ans avant de regagner l’Italie, de participer à la Première Guerre mondiale, de repartir vers le Brésil puis de rentrer se réinstaller définitivement à Rome. Poète, essayiste, il est avec Saba et Montale l’une des trois grandes voix lyriques de sa génération et sa place dans la poésie italienne est comparable à celle de T.S. Eliot en Angleterre et de Saint-John Perse en France. C’est cette voix, quasi inconnue chez nous, que Jaccottet entreprend alors de faire connaître. Va s’ensuivre une correspondance qui durera jusqu’à la mort d’Ungaretti, en 1970. Grâce à José-Flore Tappy, à qui on doit déjà la Correspondance de Philippe Jaccottet et de Gustave Roud (« Cahiers de la NRF », 2002), c’est la « porte d’un atelier où circulent, au-delà d’une attention minutieuse à la langue, l’intelligence et la passion de la poésie elle-même », qui s’ouvre.
Une correspondance qui frappe par sa concision. Ni anecdotes, ni confidences, sauf quand Jaccottet explique qu’il n’est pas question pour lui de parler en public. « Si je viens à Rome, ce sera pour vous voir, pour errer dans cette ville qui m’est si chère, mais en tout cas pas pour venir y parler car je ne sais, ne puis ni ne veux parler en public, pour beaucoup de raisons ; ni entrer dans ce qu’on nomme les milieux littéraires, ni passer pour un poète. Car de plus en plus je ne rejoins la poésie qu’en disparaissant du monde, en quelque sorte. » (janvier 1963). Des lettres essentiellement centrées sur la tâche à accomplir. D’où leur valeur, car c’est le cheminement même de la démarche et de la pensée qui nous est ainsi révélé, tout ce par quoi le traducteur doit passer avant de parvenir à une version acceptable, et qui demeure invisible dans le texte final. Tout l’artisanat de la traduction, depuis la difficulté à restituer un rythme, une accentuation, jusqu’aux interrogations sur la façon de faire passer le ton, ou les approximations auxquelles on doit parfois se résoudre face à l’incapacité à trouver le mot parfaitement adéquat. C’est que la poésie d’Ungaretti est de celle qui se cristallise bien plus qu’elle ne s’écoule. Exercice d’équilibriste, aussi aventureux que la quête de la secrète équation qui permettrait d’atteindre le miracle d’une parfaite conversion. Ungaretti ne le sait que trop, lui qui a traduit Shakespeare, Blake, Góngora, Racine, Mallarmé… et qui confie que l’original à partir duquel travaille Jaccottet est « puissant mais en même temps souple et léger », avant d’ajouter : « Je ne sais pas comment on pourrait arriver à donner ça ». De son côté, Jaccottet parle « de petites sculptures verbales pleines de relief, ce que le français désespère de restituer ».
« Si vous souhaitez que je reprenne tout à zéro, je le ferai ».
Une correspondance pleine de connivence et de lucidité, où se cherche sans cesse le moyen terme entre liberté inventive et minutie scrupuleuse. Les suggestions de l’un relancent le travail de l’autre, on reformule, on réévalue, on interroge l’auteur, « soit que je doute d’avoir bien compris », écrit Jaccottet, « soit, plus souvent, que je veuille être sûr d’une nuance ». Ne pas trahir, ne pas dénaturer, éviter autant que faire se peut de laisser planer l’ombre portée de sa lecture sur le texte à traduire, c’est son éthique de traducteur - toute d’écoute et d’effacement de soi - qu’affirme Jaccottet. Celle d’un passeur particulièrement humble. « Peut-être aurez-vous une opinion toute différente ; de toute façon, je m’y rangerai, bien entendu ». Ailleurs, il termine une lettre sur ces mots : « Si vous souhaitez que je reprenne tout à zéro, je le ferai ».
Une correspondance qui donne envie de (re)lire Ungaretti, de retrouver, entre « Innocence et mémoire », ce sens de la présence au monde, dans son immédiateté la plus vive, qui est aussi l’apanage de l’œuvre de Jaccottet. Une œuvre à laquelle la revue Europe consacre un très riche dossier en donnant la parole à ses traducteurs (allemand, espagnol, italien, anglais, russe et arabe). Un regard de l’intérieur qui en éclaire la patience et l’exactitude, montre la façon dont elle change le souvenir en songe, comme chez Ungaretti, à qui est consacré un autre dossier d’où émergent les contributions de Sergio Solmi et Andrea Zanzotto, révélant tout ce qui, dans cette œuvre, relève d’un jeu dramatique entre l’Être et l’Illusion.
Correspondance Jaccottet/Ungaretti (1946-1970) Édition établie par José-Flore Tappy, Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 256 pages, 20 € et Europe N°955-956, 380 pages, 18,50 €