Andrzej Stasiuk est un homme curieux, qui hante d’ordinaire les marges de notre civilisation, un explorateur de confins pour le moins inhabituels. Il peut lui arriver de visiter, par exemple, des cimetières, non pas d’éléphants, mais de vieilles Mercedes ! Mais aujourd’hui le voici à Stuttgart, désemparé pour ne pas dire désespéré, car « ça commence ici. Dix ou quinze ans plus tard, ça se termine dans les cimetières de voitures d’Albanie, de Turquie ou du Monténégro. Les Mercedes roulent jusqu’à la fin, ce sont les autos qui vivent le plus longtemps. La plupart meurent loin de leur patrie, en Crimée, en Anatolie, en Afrique ». Mais c’est ici qu’elles naissent : en Allemagne. Que lui est-il arrivé ? Il a dû quitter ses territoires favoris, ceux que nous découvrions en sa compagnie Sur la route de Babadag, ceux qui suscitaient en lui - et en nous - un Fado balkanique ou austro-hongrois. Mais c’est qu’il faut bien vivre ! L’Allemagne est riche et peut offrir quelques milliers de marks à ce littérateur, voisin bienvenu, les Allemands sont hospitaliers et accueillent à bras ouverts ce Polonais hétéroclite, qui vient leur offrir causeries et autres conversations littéraires… Alors Stasiuk traverse le pays de part en part, Thésée peu épique sans fil d’Ariane, il se perd dans ce labyrinthe souvent pluvieux, additionne les gares désertées, les wagons surchauffés, les hôtels cafardeux. Il tente de comprendre cette peuplade étrange, il se fait l’effet d’être parfois comme un « espion », en quête d’une vérité fuyante : que sont devenus ces héritiers du nazisme, du miracle économique, de la partition et de la réunification ? Comment dépasser les clichés - de la peur ou de mépris ? Il lui faut bien « des dizaines de milliers de kilomètres en quête d’une image compréhensible, en quête d’un mirage ». Il lui arrive de les admirer - « l’Allemagne était le pays de la forme » - mais le plus souvent leur « germanité » énigmatique ne fait que renforcer sa propre « slavité » !
Notre écrivain est un antihéros parfois pathétique, souvent somnambulique ou fantomatique - c’est que pour affronter ce pays il faut des munitions. L’alcool peut aider, « du vin rouge à dix euros la bouteille » ou du « Jim Beam dans (son) sac à dos » - mais, plus encore, en de paradoxales épiphanies, les images de ces terres lointaines ou disparues, qu’il arpenta jadis ou naguère sans douleur alors, et de leurs habitants, « avec leur bavardage, leur paresse et leur toupet ». Quand la Postdamer Platz fait penser « à des décors postexpresionnistes inventés par un post-Fritz Lang », quand Francfort lui apparaît « grand, menaçant et beau comme une allégorie de Babylone », quand il se sent lui-même « comme un Tzigane de Valachie » - « j’amusais le public, j’empochais mon pognon, puis, le matin, j’attendais le train » - il se remémore la Gara de Nord de Bucarest ou éprouve la nostalgie de la RDA. Une sorte d’ironie douce-amère accompagne la réflexion qui, comme dans les autres œuvres de Stasiuk, porte sur notre présent : qu’est-ce qu’être européen, occidental, aujourd’hui, dans ce monde où les objets règnent, plus vivants et résistants que nous, où manque le sens - même tragique - de la vie ? Voici une hypothèse de réponse qui vaut peut-être bien les milliers de pages des directives et règlements européens : « Je longeais la vallée du Rhin et je méditais sur l’identité européenne : ne pas se laver, ne pas se changer mais se sentir à l’aise et présentable de Kharvov à Lisbonne. Se sentir comme dans son village quand on se promène toute la sainte journée avec un caleçon de trois jours. Voilà comment je voyais la maison européenne commune, l’utopie européenne. »
Mon Allemagne d’Andrzej Stasiuk
Traduit du polonais par Charles Zaremba
Christian Bourgois, 93 pages, 12 €
Domaine étranger Pays (é)perdu
avril 2010 | Le Matricule des Anges n°112
| par
Thierry Cecille
Après avoir exploré l’Europe extrême, Stasiuk affronte une terre plus proche mais non moins étrange pour un Polonais : l’Allemagne.
Un livre
Pays (é)perdu
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°112
, avril 2010.