Accepter de traduire un auteur, c’est laisser entrer dans sa vie, pour longtemps, un tiers qui va s’installer chez vous, en vous. Lorsqu’Antoine Audouard me suggère ce travail sur la correspondance de Tchekhov (4 500 lettres), je termine à peine des années de labeur sur Marina Tsvetaeva. J’aurais aimé respirer un peu, lever la tête (car on est très penché sur le texte, très myope, lorsqu’on traduit), réfléchir à cette expérience de vie où « les phrases sont des aventures », mais… Anton Tchekhov ! une telle proposition ne s’écarte pas d’un revers de main. Et puis quelque chose m’amuse : Tsvetaeva a toujours affirmé détester Tchekhov. J’ai encore à l’oreille cette conversation avec Viatcheslav Ivanov transcrite dans ses carnets où elle s’écrie : « Merci de ne pas aimer Tchekhov ! Je ne le supporte pas ! »
Pourquoi ? Si j’essayais de comprendre.
Mais quand on traduit, on ne comprend pas : on épouse. Car la traduction est bien « un mariage secret, si – réellement – on aime ». Il s’agit, comme l’écrivait Tsvetaeva au sujet de ses propres traductions de Rilke, de « laisser l’œuvre pénétrer en soi et – par là même – pénétrer en elle. Comme la rivière se jette dans la rivière. Point de confluence des eaux (…) Comme main dans la main, certes et, plus encore : comme rivière dans rivière ».
On entre dans une époque, une histoire, un style, on s’y baigne, on s’en imprègne… puis on se prend à aimer (ou pas) et si l’on aime, alors c’est la fin de La Dame au petit chien, « ils voyaient bien tous deux… que le plus compliqué, le plus difficile ne faisait que commencer ».
J’en ai fait l’expérience car, paradoxalement, Tchekhov m’a paru plus difficile à traduire que Tsvetaeva dont Bounine qualifiait pourtant la prose de « follement difficile » (ce contre quoi elle s’insurgeait). En fait, son « angulosité » même, les effets marqués dont elle ponctue sa prose, extrême comme sa poésie, font que l’on a à quoi s’accrocher. Les lettres de Tsvetaeva sont le plus souvent des textes très travaillés, rédigés pour la postérité et pour l’éternité.
Tchekhov, lui, déclare à Souvorine le 10 octobre 1888, après l’obtention du prix Pouchkine, que tout ce qu’il a écrit « ne survivra pas dix ans dans les mémoires ». Ses lettres suivent le fil de sa plume avec le naturel de la conversation. La hâte, l’emportement ou l’agacement percent même parfois. C’est écrit vite, là où Tsvetaeva rédigeait souvent plusieurs brouillons. Mais c’est long à traduire, car comment rendre la simplicité sans être plat, restituer sans les dénaturer le charme, l’humour léger, la merveilleuse énergie qui se dégagent de ces pages ? Tout semble à réapprendre de notre artisanat. On connaît alors « la triste nécessité d’horaires démesurés pour aboutir à un rendement infime ». La traductrice souffre, mais se régale !
Tolstoï considérait que du point de vue de la technique littéraire son cadet Tchekhov était un maître insurpassable. Il voyait en lui un « merveilleux instrument », capable de produire un chef-d’œuvre à partir de deux ou trois touches apparemment sans liens et, avec beaucoup de tendresse, il le plaçait au côté de Pouchkine, le génie russe absolu avec cette évidence de la légèreté, de l’apparente simplicité qui est la grâce ultime.
De la grâce, Tchekhov proposait la définition suivante au jeune Gorki, auquel il donnait quelques conseils : « vos œuvres n’ont qu’un seul défaut : le manque de retenue, de grâce. La grâce, c’est à n’importe quelle action précise appliquer la quantité minimale de mouvements ». Prescription médicale !
Ce que Tsvetaeva, elle, voyait de Tchekhov c’était son « pince-nez » ! « Boris, je n’aime pas l’intelligentsia, je ne me compte pas parmi elle – toute en pince-nez » (lettre à Pasternak de l’été 1926). Puis un peu plus loin dans le texte, ce pince-nez se retrouve associé à Tchekhov… qu’elle affirme cependant n’avoir pas lu, la petite fille qu’elle était passant sans les ouvrir devant les volumes des œuvres complètes qui garnissaient la bibliothèque familiale, car, dit-elle, elle savait d’instinct que tout cela lui était étranger !
Tchekhov, le petit-fils de serf, lui non plus n’aimait pas l’intelligentsia. Il n’aimait tout simplement pas les étiquettes. « Je ne crois pas en notre intelligentsia, hypocrite, fausse, hystérique, mal élevée, paresseuse, je n’y crois pas, même quand elle souffre et se plaint, car ceux qui l’oppriment sortent de son sein même. Je crois aux individus isolés, je vois notre salut dans des personnalités isolées, dispersées çà et là à travers toute la Russie – intellectuel ou paysan » écrit-il au médecin avant-gardiste, Ivan Orlov, en 1899.
Tchekhov jugeait d’ailleurs absurde que l’on insérât son portrait au début de ses œuvres complètes. Il en aura fait du mal en effet ce pince-nez qu’il porte dans le portrait de Braz si connu et sans cesse reproduit, portrait qu’il n’aimait pas et où il se trouvait « la tête de quelqu’un qui viendrait de humer du raifort » !
C’est un Tchekhov débarrassé de ce lorgnon que l’on découvre dans ces lettres : un homme jeune, beau, incroyablement doué, pudique et drôle, mort sans une plainte à l’aube de la quarantaine de l’une des maladies qui décimait le siècle. Un auteur irrécupérable par quelque pouvoir que ce soit, politique ou religieux, et qui place plus haut que tout la dignité et la liberté de l’être humain.
Une telle fréquentation transforme. Oserai-je dire qu’elle m’aura tout à la fois réjouie, apaisée et grandie ?
* Nadine Dubourvieux s’est consacrée en particulier à l’œuvre de Marina Tsvetaeva, dont elle a traduit la Prose autobiographique, les Récits et essais, Les Carnets. Vivre de mes rêves, Lettres d’une vie de Tchekhov paraît en octobre dans la collection « Bouquins » (Robert Laffont)
Traduction Nadine Dubourvieux
octobre 2016 | Le Matricule des Anges n°177
Vivre de mes rêves, d’Anton Tchekhov
Un livre
Nadine Dubourvieux
Le Matricule des Anges n°177
, octobre 2016.