Hiver 1968, Hollinsford, New Hampshire – mais ce pourrait être ailleurs, et à vrai dire quasiment n’importe où.
Dès les premières lignes nous débarquons dans la vie de Jesse, un adolescent que nous allons suivre durant quelques jours et qui n’a, autant l’avouer d’emblée, vraiment rien d’un héros. Voici en quels termes Millman nous le présente : « Son anniversaire tombait le jour de la marmotte, son étoile était Vénus, et bien qu’on lui donnât pas mal de noms qui n’étaient pas le sien, il ne répondait qu’au nom de Jesse. Vous l’appeliez Jesse et il arrivait en courant. Les gosses devaient avoir envie qu’il se barre le plus loin possible d’eux. Ils l’appelaient le Fêlé, Tête de clou ou juste l’Andouille. »
Il faut bien reconnaître que dans le genre ado pas ordinaire Jesse a le pompon. C’est un gars capable, par exemple, de regarder des lamproies mortes toute la journée (il l’a déjà fait une fois). Il a en outre pris l’habitude de ne jamais sortir sans son couteau à steak, « au cas où il trouverait un animal mort à éventrer », ce qui lui permettrait peut-être de comprendre pourquoi les choses se mettent brusquement à crever. Et quelques jours avant le début du roman il s’est autorisé à violer la jeune Margaret. Rien ne paraît d’ailleurs garantir qu’il ne récidivera pas un jour car deux désirs accaparent ses pensées, ou plutôt deux obsessions : l’amour, dont il a une conception très animale (il rêve d’avoir « une bite grosse comme un marteau-piqueur »), et la guerre du Vietnam, à laquelle son frère Jeff participe (le roman se déroulant durant l’une de ses permissions) et que Jesse vit à sa manière dans ce qui ressemble à des délires hallucinatoires (mais nous manquons de mots pour désigner avec précision les troubles que vit ce garçon). Deux obsessions qui se rejoignent lorsqu’il fait l’amour à sa Grace : « Dans un rugissement d’enfer, il se jeta dessus [sur sa proie] et commença à vider ses chargeurs de M-79 et larguer des bombes au napalm ». Pas étonnant que son père songe à le faire admettre dans une institution spécialisée d’une ville voisine (là où sa mère se trouve elle-même internée, mais nous ne l’apprendrons qu’à la fin du roman).
De quoi souffre-t-il au juste ? Nous n’en savons rien. Et Millman se garde bien de nous livrer la moindre clé, nous laissant en compagnie d’un zinzin pour qui manger un steak, violer une fille ou tuer quelqu’un sont des actions qui se valent. Un frappadingue qui aurait hérité du Molloy de Beckett, du Lennie des Souris et des hommes de Steinbeck et du McMurphy de Vol au-dessus d’un nid de coucous de Kesey… Un héritage pour le moins encombrant.
Moins de cinquante pages après le début du roman, le voici avec « un camionneur mort sur les bras ». Tué un peu par inadvertance, il est vrai : « C’était de la faute de Hack s’il avait été sur la trajectoire de la bouteille ». Mais Jesse fait disparaître son cadavre avec le sang-froid d’un tueur à gages. Jusqu’à sa fugue finale avec la jeune Grace, qu’il rêve d’emmener au Vietnam (dissimulé selon lui derrière une colline du New Hampshire), le bilan humain va encore s’alourdir, mais comme la mort n’existe pas dans son univers, c’est à peine s’il s’en rendra compte.
Il y a peu de romans auxquels on ne trouve aucune longueur. Peu de romans auxquels on ne retirerait aucune ligne. Jesse le héros (publié en 1981) est donc de ces livres rares où rien ne déborde et où tout semble avoir été dosé au plus juste. En quelque sorte : écrit au mot près.
Du début jusqu’à la fin, Millman nous fait vivre cette histoire dans la conscience troublée de Jesse, qui nous ferait rire s’il n’avait cette fâcheuse tendance à dégommer des gens. Et à défaut de nous faire rire, ses pensées délirantes ont de quoi attendrir (nous aimerions parfois pouvoir enrayer la machine qui lui sert à penser de travers).
Au bout du compte, Jesse le héros est un roman dérangeant. D’abord parce que nous éprouvons une réelle empathie pour un jeune homme qui aura quand même tué quatre personnes. Ensuite parce que ce livre abolit toute frontière entre le bien et le mal, bousculant sans cesse nos valeurs morales (l’amour inconditionnel de son père par exemple, qui ne va pourtant pas de soi). Enfin parce que Jesse n’est pas toujours à côté de la plaque, et que la façon dont il s’en remet à la protection d’un dieu qui lui veut éternellement du bien a une ferveur tout à fait authentique.
Millman réalise donc ici un véritable tour de force : nous contraindre à nous faire l’avocat du diable et nous enchanter avec une histoire terriblement noire où la folie l’emporte sur la raison.
Didier Garcia
Jesse le héros, de Lawrence Millman
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Claro,
10/18, 216 pages, 7,10 €
Intemporels Vietnam mon amour
mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203
| par
Didier Garcia
L’Américain Lawrence Millman nous plonge dans l’incroyable odyssée de Jesse, un ado aussi dérangé que dérangeant.
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Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°203
, mai 2019.