S’il faut s’en tenir à la précision géographique, on dira que les trois expéditions présentées dans ce volume se déroulent dans l’Extrême-Orient russe, et plus exactement dans le Primorié, un appendice sibérien situé au nord de Vladivostok et de la Chine, bordé à l’est par la mer du Japon et à l’ouest par la rivière Oussouri. Mais si l’on préfère s’adresser à l’enfant qui sommeille en tout lecteur (un enfant qui se sera sans doute nourri des romans de Jack London, et en particulier de son Appel de la forêt), on dira qu’il s’agit de la taïga, autrement dit un territoire sauvage et alors inexploré sur lequel le tigre règne en maître. Une nature restée dans son état primitif, et où « des milliers de dangers guettent le voyageur solitaire ».
Ce roman doit son titre au chasseur Dersou Ouzala, que l’auteur rencontre au cours de sa première expédition, réalisée en 1902 (les deux suivantes auront lieu en 1906 et 1907). Un chasseur qui n’a jamais eu de domicile, dormant dehors quelle que soit la saison (la seule entorse qu’il fera à cette règle lui vaudra de découvrir qu’en ville on est obligé d’acheter de l’eau et du bois), vivotant grâce à son fusil, en échangeant les produits de sa chasse contre des cartouches et du tabac, et avec qui Arseniev vivra une belle amitié (il lui sauvera d’ailleurs la vie à plusieurs reprises).
L’essentiel du récit, centré sur l’exploration de ces contrées sauvages (les descriptions en sont minutieuses), est basé sur les observations que l’auteur consigne chaque soir dans son journal. Au cours de ces missions, réalisées pour le compte du tsar Nicolas II, le quotidien s’apparente à un long stage de survie en milieu hostile : il faut tour à tour savoir sortir des sables mouvants, s’orienter dans les steppes marécageuses, faire face à une invasion de coléoptères, aux incendies, aux tempêtes de neige, aux crues qui effacent tous les repères, aux abcès, et aux moustiques (notamment une espèce minuscule, dont il semble impossible de venir à bout, et qui s’introduit dans les oreilles, les narines, et jusque dans la bouche – difficile de donner une idée « des tortures que l’homme subit en été dans la taïga »). Mais la plus grande menace présente un visage beaucoup plus familier : « Dans la taïga oussourienne, il faut toujours prévoir la possibilité de se trouver face à face avec des fauves. Mais rien n’est aussi désagréable que de se heurter à un être humain » (le très expérimenté Dersou en fera la malheureuse expérience puisqu’il mourra, assassiné par des bandits pendant son sommeil).
Pour avoir une petite chance de survivre dans ces régions giboyeuses (qui abritent daims, sangliers, élans, panthères, ours et tigres), il faut être capable de déchiffrer les empreintes que chaque être vivant abandonne malgré lui dans le décor (ce en quoi le chasseur était pourtant passé maître). Mais plus encore, pouvoir se satisfaire d’une vie spartiate, dans laquelle on fait du feu pour se réchauffer ou se protéger, où l’on doit chasser pour manger, et où il faut se hisser en haut d’une colline pour se repérer. Une existence dans laquelle la moindre imprudence peut s’avérer fatale, y compris pour les plus aguerris.
En chemin, on croisera des personnages qui d’ordinaire évoluent dans des romans : des trappeurs de zibelines, « un authentique chercheur de ginseng vagabond », des indigènes portant des culottes en peau de renne et des chaussures « faites en peau de poisson et cousues avec des veines d’animaux », ou encore ce Kachelev, surnommé la « Terreur des tigres », car détenant le record de félins abattus.
Publié en 1924, adapté au grand écran en 1975 par Akira Kurosawa (Oscar du meilleur film international), Dersou Ouzala est le deuxième volet d’une trilogie consacrée aux explorations sibériennes de Vladimir Arseniev (en qui Maxime Gorki déclara voir, en 1928, le Fenimore Cooper des lettres russes). Une trilogie en laquelle se mêlent l’autobiographique et le romanesque, Arseniev s’autorisant à trahir la réalité pour embellir la fiction. C’est un roman qui progresse de bivouac en bivouac, sans le secours d’une intrigue (il ne s’agit guère à chaque fois que d’explorer une région, en suivant un itinéraire défini à l’avance), mais toujours malmené par des aventures aussi pittoresques qu’imprévisibles. Un roman enchanteur, sans temps morts, qui est surtout l’histoire d’une belle amitié entre un géographe consciencieux et un chasseur expérimenté, qui apprend à l’explorateur à déchiffrer les innombrables messages que la taïga leur adresse (et qui n’ont pour lui aucun secret). En somme : une initiation à la lecture du réel.
Didier Garcia
Dersou Ouzala
Vladimir Arseniev
Traduit du russe par Pierre P. Wolkonsky
Petite Bibliothèque Payot, 400 p., 9,15 €
Intemporels Au cœur de la taïga
février 2021 | Le Matricule des Anges n°220
| par
Didier Garcia
L’explorateur et géographe russe Vladimir Arseniev (1872-1930) emmène son lecteur aux confins de la Sibérie et de la Chine.
Un livre
Au cœur de la taïga
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°220
, février 2021.