Un père brutal et alcoolique, ayant fait un séjour en prison pour contrebande (il sera mordu par un chien enragé avant de mourir dans d’atroces souffrances), une mère violente et ivrogne elle aussi (que son fils se souviendra avoir vue se laver une seule fois), une sœur prostituée, un jeune frère dégénéré (à qui un cochon arrache un jour les deux oreilles et qui se noie dans une bassine d’huile)… Bienvenue dans l’univers de La Famille de Pascal Duarte, qui inaugurait en Espagne, lors de sa parution en 1942, le courant esthétique du tremendisme, caractérisé par la succession de scènes violentes toujours présentées avec la même crudité.
Sans faire de l’atavisme familial le seul responsable de ses moments d’égarement, on ne s’étonnera pas que Pascal Duarte ait mal tourné. Au moment où s’ouvre le roman, cet homme de 55 ans se trouve dans une prison espagnole, où il attend son exécution (qui mettra un point final à son calvaire terrestre), et où il entreprend de rédiger la confession que l’on va lire, présentée comme un manuscrit miraculeusement retrouvé.
Écrite à la diable (« J’écris à mon idée et comme il me vient à l’esprit, sans souci de construire un roman »), car dans des conditions peu propices à l’écriture, cette déposition donne à découvrir une vie placée sous le signe de la fatalité (« Celui que le destin poursuit n’y échappe pas même s’il se cache sous les pierres »), et laisse vite à comprendre que le coupable sera moins le personnage que le destin aveugle qui s’acharne sur lui pour en faire un personnage digne des tragédies classiques. Cet homme qui proclame ne pas être mauvais (et au fil du récit on en vient peu à peu à le croire, car on a l’impression qu’il aurait suffi de peu de choses pour qu’il reste dans le droit chemin) voit sa bonne volonté sans cesse contrariée par une « mauvaise étoile » qui l’entraîne invariablement vers un malheur plus grand, tout en faisant grossir la haine qui s’installe en lui.
Ainsi le voit-on tour à tour tuer sa chienne, probablement faute de savoir supporter l’affection qu’elle lui témoigne, puis se laisser attendrir par le modeste spectacle qu’il découvre de la fenêtre de sa cellule, laquelle donne sur une plaine « où passent, parfois, des files de mules qui vont au Portugal, des petits ânes qui vont vers les cabanes, des femmes et des enfants qui vont seulement jusqu’au puits », avant de revenir au meurtre lors d’une soirée de trop grand vin, son cœur étant une véritable « machine à fabriquer le sang qui jaillit sous le couteau ». Le roman fait ainsi alterner des moments heureux (par exemple ceux qu’il passe avec sa jeune épouse au lendemain de son mariage), au cours desquels le pire toujours se prépare, et des moments tragiques, qui le font sombrer dans une espèce de folie (coups de couteau sauvages pour tuer sa jument, responsable de la fausse couche de sa jeune compagne ayant chuté de sa monture, mort de leur nouvel enfant à l’âge de onze mois, sans oublier l’assassinat de sa mère, qu’il tue avec une froide préméditation : « j’avais cessé depuis longtemps de la respecter, faute d’avoir trouvé chez elle une qualité à imiter, un don de Dieu à copier »).
À l’évidence, et en apparence il n’y peut pas grand-chose, Pascal Duarte fait partie de ceux qui tuent « sans penser », peut-être même « sans le vouloir » : « On hait, on hait intensément, férocement, et l’on ouvre le couteau. »
Souvent comparé à L’Étranger de Camus (paru la même année), ce roman particulièrement pessimiste, publié au lendemain de la guerre civile espagnole et en plein régime franquiste, est d’une noirceur à la fois éprouvante et étouffante, qui donne envie de « s’enfuir très loin (…), dans un lieu où il serait possible de vivre en paix » (un « anywhere out of the world » baudelairien que Pascal Duarte, antihéros malgré lui, n’atteindra jamais, tout en ayant tenté de quitter l’Estrémadure pour s’exiler en Amérique – un échec cuisant qui lui vaudra forcément de nouveaux déboires). La réussite de ce coup d’essai pour celui qui allait obtenir le prix Nobel en 1989 est de ne jamais y forcer le ton, tout en conférant à cette confession la froideur d’un compte-rendu. En mettant en scène un personnage qui a eu le malheur d’être mal né, victime d’un déterminisme à la fois social, familial et religieux, sa matière sombre, âpre, rugueuse, en fait un roman abrasif, dans lequel rien ne glisse, dont toute douceur paraît exclue, qui sort le lecteur de sa zone de confort, et capable de brûler les mains aussi bien que les yeux de celles et ceux qui s’y plongent.
Didier Garcia
La Famille de Pascal Duarte,
Camilo-José Cela
Traduit de l’espagnol par Jean Viet,
Le Seuil, 192 pages, 21 €
Intemporels De Charybde en Scylla
mars 2024 | Le Matricule des Anges n°251
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Dans son premier roman, l’Espagnol Camilo-José Cela (1916-2002) fait le portrait d’un homme dont le malheur est le seul chemin.
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