Depuis 1987 et à intervalles réguliers, les éditions Ombres nous donnent des nouvelles de Hermann Ungar (1893-1929), des nouvelles jamais très longues, souvent sous forme de récit, mais que l’on se jure à chaque envoi de ne plus vouloir recevoir. Cet univers malsain, glauque, peuplé d’avortons humiliés par l’existence, de frustrés sexuels, de meurtriers miséreux, de destinées persécutées et cruelles effraie le lecteur bien portant et le renvoie systématiquement à un troublant acte voyeuriste, voire masochiste. Mais la tentation est grande et par faiblesse, on y succombe à tous les coups. Dernier en date : la nouvelle publication d’Enfants et meutriers dans la collection Petite bibliothèque Ombres.
Après avoir eu le privilège d’exhumer les oeuvres complètes de Hermann Ungar (1) d’un demi-siècle de curieux oubli, l’éditeur toulousain présente là une nouvelle traduction de ses deux premiers récits, écrits en 1920 (qu’Ombres avaient publié il y a sept ans) et dont la seule traduction française remonte à 1926. Dépoussiéré de quelques lourdeurs et certainement moins étriqué dans son interprétation, ce nouveau travail de relecture mené par François Rey, à qui l’on doit déjà la traduction de La classe, Le voyage de Colbert et L’assassinat du capitaine Hanika apporte davantage de fluidité et renforce l’éclat du style si particulier d’Ungar, basé sur la puissance du verbe et l’économie des mots.
Hermann Ungar n’ a rien à voir avec ses héros. Né en Moravie, il suit tranquillement le chemin d’un jeune homme issu d’une riche famille d’industriels juifs pour endosser à 28 ans une carrière diplomatique. Ses amis le décrivent, note François Rey, comme « un homme au visage d’éternel collégien, joyeux, drôle, parfois très caustique, peu versé dans l’abstraction, et n’ayant rien d’un ermite ». Il est marié à une belle femme, a un enfant et côtoie Joseph Roth, Stefan Zweig, Werfel, Weiss, Döblin. A partir de 1920, il acquiert peu à peu une belle notoriété qui n’est pas sans rapport avec l’admiration que lui porte Thomas Mann. Puis tout s’accélère. Le 10 octobre 1929, il demande un congé sans solde de six mois au ministère des Affaires étrangères pour se consacrer uniquement à la littérature et quitte son poste de secrétaire de légation à l’ambassade de Tchécoslovaquie à Berlin. Cinq jours avant la naissance de son second fils. Le 28 octobre, il meurt d’une crise d’appendicite aigüe.
A l’origine, il y a toujours un déchirement qui rend socialement ses héros inadaptés. Ungar excelle dans le tracé du destin tortueux des âmes nourries du cancer de la différence. Dans le premier récit, Histoire d’un meurtrier, son personnage perd rapidement sa mère. Laid et mal foutu, il se retrouve, après avoir été congédié de l’école militaire, apprenti chez un coiffeur bossu. Torturé par la honte d’un père menteur et raillé qu’il doit supporter, il finit assassin à l’issue d’une scène d’une paillardise troublante et aussi gaie que la froideur d’une épitaphe. « J’ai l’impression que ce n’est pas moi qui ai commis cet acte, écrit-il en prison. Il m’apparaît si lointain, si étranger ! Comme une flagellation monastique que je me serais infligée un jour, à moi, non à ma victime, et dont mon dos porterait encore les cicatrices« . »Peut-être était-ce mon lot, mon destin…de devenir l’instrument de la destruction », poursuit-il un peu plus loin.
Baigné d’un fatalisme à toute épreuve que seul le châtiment apaise, on l’a compris, les personnages d’Ungar aiment souffrir. La haine et le sadisme alimentent alors et justifient l’humiliation, elle-même basée la plupart du temps sur un défavorable rapport de domination.
Un homme et une servante, le second récit, n’est pas d’un autre augure. Orphelin de naissance, le narrateur passe son enfance dans un hospice en compagnie de trois vieillards. « Je crois que cette maison n’a jamais entendu un rire », se souvient-il. Il sera obsédé par la servante, malgré « son regard muet d’animal ». Parti s’enrichir en Amérique, il revient la chercher, la confie à une maison close, enrage ensuite d’avoir perdu sa trace, puis apprenant sa mort, recueille son petit garçon qu’il place dans l’hospice de son enfance.
Que pensez de tout cela ? Rien. Sinon qu’Ungar est un démiurge de la perdition. Et les demiurges ne sont pas si nombreux dans la littérature pour s’en désintéresser.
(1) Parallèlement à la nouvelle traduction d’Enfants et meurtriers, les éditions Ombres publient également une comédie en trois actes d’Ungar, La Tonnelle (1930) qui sera présentée au Théâtre de Gennevilliers jusqu’au 10 avril puis à la Comédie de Reims du 11 au 16 mai. Avec la parution prochaine de Général rouge (1928), son second drame, Ombres dispose ainsi de l’ensembre des oeuvres d’Ungar.
Enfants et Meurtriers
Hermann Ungar
Traduit de l’allemand par François Rey
Ombres
145 pages, 59 FF
Domaine étranger Histoires à l’étouffée
janvier 1993 | Le Matricule des Anges n°3
| par
Philippe Savary
Tchèque de langue allemande et contemporain de Kafka, Hermann Ungar est un maître des destinées sordides. Nouvelle traduction de ses Enfants et meurtriers aux éditons Ombres.
Des livres
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Par
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Le Matricule des Anges n°3
, janvier 1993.