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Domaine étranger Hans Henny Jahnn : la folle histoire de l’homme

novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14 | par Philippe Savary

En publiant l’autobiographie sous forme d’entretiens et le premier roman d’Hans Henny Jahnn, les éditions José Corti poursuivent l’exhumation d’un grand écrivain.

Entretiens avec Hans Henny Jahnn

Perrudja

Les écrivains ont des manies. L’une d’elles consiste souvent à recourir à l’exagération voire au mensonge lorsqu’il s’agit de raconter leur vie. Pour un romancier dont le métier est de mettre en perspective son imagination, le péché est bien tentant. On pourrait ainsi classer ces « déviances » selon deux origines : le mensonge par jeu (pour flouer le lecteur) et le mensonge par omission (entreprise de recréation). L’autobiographie de Hans Henny Jahnn procède de la seconde catégorie. Cet auteur allemand expressionniste (1894-1959) que les éditions José Corti entreprennent de faire découvrir au lecteur français par un colossal travail de traduction est doué d’un esprit aussi effervescent qu’un geyser, si prolifique que lors de la présente publication de ses Entretiens, consignés dans les années 30 par un jeune universitaire suisse, Walter Muschg, les notes de bas de page s’excusent presque de ses incartades. Romancier, auteur dramatique, facteur d’orgue émérite, éleveur de chevaux, architecte, compositeur, biologiste, spécialiste des explosifs : ce pacifiste, né d’un père ébéniste (de marine) est un homme il est vrai singulier à qui on peut pardonner quelques contradictions à force de franchir sans vergogne les frontières du rationnel. Hans Henny Jahnn fut un touche-à-tout, un érudit, un utopique, un loufoque, délicieusement égocentrique par sa volonté de marquer son siècle. Il s’est servi de tous ces instruments (la science, la littérature) comme des matériaux pour édifier un autre monde à sa démesure. Ce n’est pas un hasard s’il rajouta un « n » à son patronyme, préférant avoir comme ancêtre un auguste bâtisseur de cathédrales plutôt que le sombre instigateur de l’entrée de la gymnastique dans les programmes scolaires allemands… Adolescent, il construit des usines électriques. Adulte, il fonde la communauté Ugrino, sorte de société à vocation pluri-artistique. A la fin de sa vie, on le retrouve au balcon de l’hôtel de ville d’Hambourg à défendre la cause anti-nucléaire devant 150000 manifestants. Dans la postface, les traducteurs racontent qu’il aurait même découvert une hormone miracle dans « l’urine de juments et de certains éphèbes » qu’il « fait généreusement goûté à ses invités ». L’édition précise aussi qu’il aurait débaptisé son prénom (Henry, trop masculin à son goût) pour Henny (féminin) après la rencontre de celui qui deviendra son meilleur ami.
A la lecture des Entretiens, Jahnn apparaît comme un homme libre mais inhibé, névrosé, compensant ses doutes existentiels par des projets faramineux, alimentés de théories souvent absconses qui n’ont pour but que de renverser un cours de l’histoire dont il se sent exclu, après le désastre causé par la Première Guerre mondiale et la montée du régime national-socialiste. « Ayant la certitude intime d’être né pour l’architecture monumentale, confesse-t-il, j’entreprenais les choses les plus absurdes, je tentais de sortir du monde humain et d’en assimiler un autre, situé en dehors, au point d’être capable de le reproduire dans tous ses détails, de saisir d’une manière réaliste un univers qui n’existe pas. »
Animé par cette idée de « faire triompher une nouvelle conception du monde », Jahnn rassemblera toutes les obsessions et les délires de son « paysage intérieur » dans son premier roman Perrudja, écrit en 1928 puis remanié après la lecture de l’Ulysse de Joyce. L’entreprise est à la hauteur de son existence : incroyable, monumentale, troublante et indigeste. « J’ai recommencé au moins cinquante fois la première phrase », dit-il. Qu’il se rassure, le lecteur l’imitera pour certains paragraphes. Resté inachevé (malgré des rajouts en 1958), le livre comptera 800 pages !
Parler de Perrudja est aussi hasardeux que d’expliquer son attachement à une pierre aux formes peu communes, noire, inerte, rugueuse que l’on aurait trouvée aux abords d’un champ. Trop mystérieux. Ce roman-fleuve ne raconte pas une histoire, mais plusieurs, sous forme de tableaux, s’affranchissant du temps et de l’espace, qui, assemblés les uns aux autres, forment une petite histoire de l’humanité. Au centre de ce kaléidoscope : Perrudja, un habitant des forêts norvégiennes. On ne connaît pas ses origines -peut-être élevé « par la mamelle d’une ânesse ou d’une jument » - ni sa physionomie, mise à part « sa poitrine aussi lisse que du buis. Seulement deux petits tétins ronds bruns. » A travers des fables et des contes mythologiques, Jahnn dresse le rapport au monde de ce « non-héros », tel « un animal en hibernation se nourrissant en secret de la graisse de l’été. Mais sa main frémit à l’idée de devoir toucher une grenouille froide. » Tout oscille entre amour et désir, adoration et répulsion, création et destruction. Des vieux démons que Jahnn étrangle avant de réapparaître comme des poupées gigognes. Grosso modo, pour simplifier, Perrudja hésite perpétuellement entre sa fiancée Signe, son dévoué compagnon, et sa jument (« Le sexe d’une jument est d’une facture sublime »). Une équation ainsi réduite à trois inconnues pour trouver la clef du salut. Mais la clef est introuvable. Jahnn prévient pourtant son lecteur (à la fin) : « Le printemps ensorcelle toujours les pays nordiques. » Les passions deviennent une maladie. Et si chaque personnage semble se donner en sacrifice pour prouver sa pureté, il trouve toujours sur son chemin « ces anciens dieux, rien que des fantômes, impuissants à bénir, puissants à tourmenter. »
La langue de Jahnn, riche, merveilleusement riche, chaotique, incantatoire, arrache à chaque passage des lambeaux de chair, ébranle les fondements de l’ordre humain, force les portes du savoir à coups de poings, transpire de violence à vouloir créer de nouvelles lois. Une humanité sans humanité en sorte ? Possible ? « L’homme ne peut devenir invisible par une formule magique, son corps putride est une part de lui », déchante l’auteur.
Roman expérimental, Perrudja tente de reconquérir par la force triomphante du langage ce monde putréfié où dominent le jaune et le vert, les sécrétions d’une humanité finalement impossible à aimer. Une reconquête à coups de massue véritablement exaltante -même si parfois écœurante- pour le lecteur.

Hans Henny Jahnn : la folle histoire de l’homme Par Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°14 , novembre 1995.