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Égarés, oubliés L’écrivain Bastiani n’était qu’un bourreau ordinaire

mars 1997 | Le Matricule des Anges n°19 | par Pierre Favre

Bastiani, ange ou démon ? Sous le surtitre Les égarés, les oubliés, et sous la signature d’Alfred Eibel, Le Matricule des Anges a posé cette question dans son N°16. Depuis, c’est comme si je cherchais une réponse…
J’ai rencontré Ange Bastiani il y a près de quarante ans. Je possède toujours la photo de l’interview réalisée pour le compte du quotidien varois République qui alors ne s’appelait pas Var-Matin. C’était l’été, l’été 58. Ange Bastiani, main dans une poche et la cigarette dans l’autre, regarde avec attention son intervieweur qui prend sagement des notes. Ange Bastiani parle de son prochain livre sur les lieux secrets de Paris, ses bistrots louches et bordels clandestins. Il a l’air content, et gentil.
« C’est un Toulonnais qui revient au pays. Il écrit. Fais le papier du genre… » m’avait commandé le matin mon rédacteur en chef. Qu’ai-je écrit ? Je n’en ai aucun souvenir. J’ai gardé seulement la photo. Pourquoi ?
Trente-huit ans après, je lis et relis le papier du Matricule qui me fait découvrir l’Ange en question. Comment ne pas s’arrêter sur le prénom porté un temps par cet homme qui écrivit aussi sous le pseudonyme de Raphaël, Maurice Raphaël. Des images d’anges, et peut-être de vierges, poursuivaient-elles l’homme de quarante ans dont le nom et le passé n’avaient strictement rien à voir avec la peinture et la littérature.
De sa véritable identité, Victor Marie Lepage ou Victor Maurice Lepage, né à Toulon ou à Brest, selon les époques et les écrits, l’écrivain signa encore Ralph Bertis, Vic Vorlier, Luigi da Costa et, récidivant dans ce choix, Ange, Ange Gabrielli. « Lepage dit Bastiani, lit-on dans l’article, multiplia les pseudonymes pour cacher son passé odieux. » Ce passé était précisément celui d’un homme de la « Carlingue » lié aux sinistres caves du 93 de la rue Lauriston « où il torturait, au service de l’occupant, avec les braqueurs, faussaires bordeliers, bookmakers et tueurs à la lame facile qui constituaient la bande Bony-Lafont ».
Réfugié dans l’écriture, cet homme cherchait-il à oublier un passé qui pourtant revient sans cesse, par des voies détournées, dans nombre de ses ouvrages ? Mais pourquoi donc, pour ma part, ne puis-je plus oublier, la page du Matricule des Anges en travers de la gorge, la toute petite heure passée à ses côtés ?
Quand je dis la page, je veux dire non pas l’article lui-même qui est de qualité et met les pendules à l’heure, mais l’image du personnage qui me révèle la réalité d’un homme que je n’ai pas eu l’occasion de soupçonner et qui m’impose la vérité d’une existence que je n’ai aucunement appréhendée. Or, il se trouve que j’ai approché cet homme, que je lui ai serré la main, que j’ai sûrement bu un verre avec lui et qu’en partant celui-ci m’a probablement remercié pour le papier que j’allais lui consacrer. Il se trouve que là réside une bonne part du petit boulot quotidien de tout journaliste dit localier, conduit à rencontrer un peu n’importe qui pour parler de n’importe quoi… Le défilé est interminable, au bout d’une carrière, de ces figures d’un jour, interviewées à la va-vite au coin d’un bureau, d’un comptoir, d’une rue…
Ainsi cet Ange Bastiani n’était pas n’importe qui et il ne faisait pas n’importe quoi. Il écrivait et bien, et beaucoup. Il touchait à tout, à tous les genres, du plus littéraire, théâtre compris, au plus banalement journalistique, en passant par le reportage, l’enquête, l’essai, le roman, le polar. Aucun domaine ne lui était étranger. Il avait des idées, des relations, des expériences et des souvenirs, et puis du style, une vraie plume. Sans nul doute, pour les connaisseurs, c’était un écrivain. Pas question de douter de ses qualités. Même oublié, même d’une identité à l’autre passé inaperçu sous sa demi-douzaine de pseudonymes, cet auteur, qu’il fût du Midi ou de Bretagne, qu’il écrivît sur les lieux secrets de Paris et promenât ses personnages de crime en crime à travers tout le pays, n’eut-il donc que beaucoup de talent ?
Aurais-je dû me méfier et comment se douter de ce que fut son passé si masqué, ses vingt-cinq ans perdus, si vite perdus et sinon oubliés, du moins ensevelis ; cependant resurgissant tels des cauchemars au fin fond de ses polars.
L’historien américain Christopher R. Browning a retracé (Des hommes ordinaires, Belles Lettres 1994) le parcours de ces « hommes ordinaires » qui acceptèrent de former le 101e bataillon de réserve de la police nazie appelé à abattre à bout portant 1 500 femmes, enfants et vieillards. Ces hommes avaient été, dit l’auteur, « recrutés dans le gris ». Ils étaient souvent pères de famille, issus de couches modestes. Je ne sais toujours pas d’où venait cet autre homme gris, ordinaire, cette hydre à plusieurs têtes, ce démon dit Ange ou Raphaël. J’ignore dans quelles circonstances est né ce type de Lacombe Lucien qui, des bureaux du Commissariat aux Questions Juives, gagna les sinistres caves de la rue Lauriston et s’associa à la besogne de l’ex-premier policier de France (Bony, selon la presse des années 30) et du plus vulgaire des membres de la pègre (Lafont). Si je sais aujourd’hui que le futur antérieur du Bréviaire du crime, manuel pour supprimer son prochain, a commencé par torturer, par mettre à mort, au nom de l’occupant hitlérien et parfois pour son propre compte, je me demanderai toujours comment un tel individu aurait-il pu apparaître autrement qu’il n’apparût : en homme ordinaire !
Longtemps après le temps des torturés de la rue Lauriston, le temps des matricules aux bras des déportés d’Auschwitz, l’Histoire veut qu’un homme après avoir manié les armes et les coups les plus bas, se soit mis à jouer avec les mots. Avec ceux-ci, il ne tuait plus mais nombre de ses « héros », n’arrêtaient pas de faire couler le sang. Bastiani n’avait donc pas perdu la mémoire. Il était simplement devenu écrivain. Pourquoi se prénommait-il Ange après s’être dit Raphaël ? Comble de l’ironie grinçante, l’Histoire littéraire fait que c’est Le Matricule des Anges qui s’en vient aujourd’hui à parler de lui, à mettre en lumière ses multiples visages et identités, en un mot, à ressusciter sa mémoire d’homme ordinaire. De bourreau ordinaire.

L’écrivain Bastiani n’était qu’un bourreau ordinaire Par Pierre Favre
Le Matricule des Anges n°19 , mars 1997.