Lorenzo attendait Saïd -un dimanche, jour de marché- ce marché devenu célèbre depuis qu’il ne s’y était rien passé. Lorenzo attendait Saïd -comme chaque dimanche- même le dimanche où il ne s’était rien passé.
Il ne s’était rien passé -mais Lorenzo avait imaginé, sur les on-dit et autres chiens écrasés issus de la presse locale, très bien imaginé- des poubelles explosives auxquelles nul ne croyait puisque c’était pas croyable et qu’il ne s’était rien passé.
Lorenzo attendait Saïd, ça donnait de la place aux mots, le récit s’amorçait, des phrases en bataille rangée, dans sa tête, soudain, explosaient. Le roman à écrire sans stylo, ni papier, sa vie intérieure aménagée pour accueillir toutes les histoires, tous les personnages possibles et surtout impossibles qui le forçaient à être le « bon à rien » de sa mère. Elle dit ça sans amertume, avec juste la résignation des gens de modestes conditions qui nourrissent des rêves de carte de crédit à débiter éternellement sans être dans le rouge. Etre « quelqu’un » comme elle dit, et lui se contient pour pas répondre que c’est déjà dur d’être écrivain sans livre. Il se contient parce qu’elle ne comprendrait pas.
Il se contient comme la bombe. Il explose pas. Et Lorenzo attend Saïd. Saïd, marchand de quatre-saisons, il emballe plein de nanas avec son bla-bla, elles font la queue, lui il emballe, deux-trois pommes en plus, un sourire, un petit mot facile, des trois fois rien qui font des tonnes de je-ne-sais-quoi, il parle, il parle, il parle. Pour lui le silence est une tâche brune qui pourrit la vie.
« Il se pourrit la vie » pense Saïd, alors il parle à Lorenzo, de tout, de rien, il se laisse écouter, y a la couleur du joli rire des filles qui vrille.
« crécelle - péronnelle - ombrelle - tonnelle » Lorenzo s’emmêle les pieds dans des vers bon marché, voilà ce qui se passerait s’il se mettait à écrire le fameux roman poussé en lui comme une méchante tumeur, le personnage de fille-lumière deviendrait souris-grise. Si au moins il pouvait s’essayer à une chimiothérapie quelconque pour se débarrasser de toutes les histoires qui court-circuitent sa vie, devenir « quelqu’un de bien » pour sa mère, au lieu d’aider vaguement Saïd à remballer, en écoutant le vent frais des histoires de Saïd, des histoires pour de vrai, des vraies histoires de fesses, qui sentent l’amour, qui donnent envie de bouffer la vie vraie de vrai, pas des coups pour rien, pas des rêves vides. Des prénoms à écrire des chansons : « … Et si on le faisait ! » dit Saïd. « T’es pas cap ? » - « Je suis pas cap » dit Lorenzo et ils s’asseyent au zinc d’un troquet bourré à bloc aux douze coups de midi devant une mousse qui blondit les regards et la vue sur le monde et Saïd qui revient sur le coup du jour une rouquine parfaite avec des seins en poire et des yeux mirabelle : « une bombe ! » elle a laissé son prénom et un panier à remplir « bonne pêche ! » se réjouit Saïd et Lorenzo se marre aussi parce que c’est bon de rire sur le coup de midi devant une bière, et que c’est pas tous les jours dimanche, pas tous les jours qu’il rit qu’il a en lui quelque chose d’empêché pour le rire facile, pour la vie heureuse, il peut pas et il sait pas pourquoi. Parfois il est heureux à contre-sens, quand les autres font la gueule, vers les 6 heures du soir, dans le camion de Saïd, quand tout se bloque, que plus rien d’autre n’est possible qu’attendre et écouter l’histoire intérieure, là « on the road » en file indienne pour le même paradis surtout l’hiver quand il fait bien froid et qu’on a chaud dedans à contempler les bracelets de lumières immobiles, or et rouge, la vie arrêtée des « quelqu’un de bien » et des « bons à rien » logés à la même enseigne, à la même limitation de vitesse et tous là réunis par le hasard, en spectateurs obligatoires du coucher de soleil.
Lorenzo et Saïd attendent, et la radio débite son cortège de mauvaises nouvelles. Rien que des accidents de parcours, des histoires folles, le virtuel s’emballe, le roman reprend vie.
Lorenzo et Saïd se lèvent, en même temps, c’est comme ça, c’est chrono. Ils jettent la pièce sur le comptoir et s’en retournent chez eux où y a un lit et une assiette, pour pas faire attendre les mères qui attendent déjà depuis si longtemps que leur fils deviennent « quelqu’un », « quelqu’un de bien ».
Nadine Bailleul
Nouvelles Rumeur
juin 1998 | Le Matricule des Anges n°23
| par
Nadine Bailleul
Rumeur
Par
Nadine Bailleul
Le Matricule des Anges n°23
, juin 1998.