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Domaine étranger Le nerf de la guerre

août 1999 | Le Matricule des Anges n°27 | par Benoît Broyart

Habité par les corps de femmes, Robert Olen Butler parcourt, dans deux romans voisins, les courbes de la mémoire douloureuse du Viêt_nam.

La Fille d’Hô Chi Minh-Ville

Robert Olen Butler, né en 1945 dans l’Illinois, parti au Viêt-nam en 1971 comme interprète pour l’armée américaine, poursuit une œuvre fortement imprégnée par la guerre. Mais il y a peu de descriptions de combat ici, car la lutte que mènent les personnages de Butler, prix Pulitzer en 1993, consiste d’abord à dompter leur mémoire douloureuse. Les explosions et les armes sont apparemment restées dans l’indicible. Le danger et la peur sont toujours évoqués à travers le corps des femmes rencontrées durant la guerre.
Profondément sensuels, comme le souligne Ira Holoway, le narrateur d’Étrange murmure : « … ce qui, à présent, compte pour moi par-dessus tout, c’est de raconter la vérité sur ma vie dans ce corps que j’habite, et je dois la raconter de la façon dont cela se passe vraiment, par l’intermédiaire de mes sens », les romans de Butler se livrent d’une pièce, sans parties ni chapitres, dans un flot continu et complexe : « Le seul mouvement temporel linéaire qui me convienne est la progression des choses à partir du moment où je me glisse à l’intérieur d’une femme jusqu’à ce que nous nous soyons effondrés l’un dans l’autre, et même alors je me retiens et me retiens encore, peu disposé à abandonner sa douce présence même en faveur de ma libération ». Le lecteur plonge au cœur de l’univers mental des personnages, restitué par une phrase libre et ample qui charrie la sensation à l’état brut.
La Fille d’Hô Chi Minh-Ville et Étrange murmure, son précédent roman publié aujourd’hui en poche, semblent se compléter. On jurerait que le personnage traversant les deux livres est le même, tant le parcours des deux vétérans du Viêt-nam se ressemble.
La femme reste la figure centrale de l’univers de Butler, son corps en est le moteur. Ira Holloway, dans Étrange murmure, est obsédé par les femmes. En pénétrant en elles, il est convaincu de percevoir enfin leur véritable voix, leur murmure. Les multiples rencontres qui ont jalonné sa vie, au Viêt-nam et aux États-Unis, font tenir Holloway debout et lui permettent d’exister. Elles ont formé en lui, au cours des années, un véritable « paysage ».
Il rencontre Fiona dix ans après le Viêt-nam et semble lui vouer un amour exclusif. Les fantômes des femmes précédentes ne cesseront de le hanter et se mêleront dans son esprit au corps de Fiona, rendant leur relation amoureuse caduque.
Le récit de Butler est dense sans être jamais confus, mêlant les plans temporels, fouillant la mémoire de Ira Holloway jusqu’aux tréfonds. L’écrivain laisse le récit gonfler et les épisodes se croiser. La dynamique en place est bien celle du désordre et c’est une logique profondément humaine.
Butler emploie une langue sensuelle. Lorsque l’auteur s’approprie la voix des femmes, le récit se fait plus poignant encore : « Et je descendis et il était en train de me caresser et de m’embrasser et je gardais les yeux fermés, supposant qu’il était prêt sur-le-champ, supposant que tout était comme avant, et finalement, il fut en moi et bandait, oui, mais j’avais vidé les lieux depuis déjà un bon moment et c’était bon qu’il soit en moi mais j’étais toute seule. »
Robert Olen Butler maîtrise parfaitement la polyphonie. On pense parfois à Faulkner, pour la violence de ses monologues intérieurs qui sont l’image du repli sur soi et de la solitude. Les dialogues coupent rarement les monologues. Chaque personnage est cloîtré en lui-même.
La Fille d’Hô Chi Minh-Ville est un livre moins vaste qu’Étrange murmure, plus intime. Il ne contient que deux voix mais suit pourtant la même logique. Ben, vétéran du Viêt-nam, revient en 1994 à Hô Chi Minh-Ville pour prendre la température de ses souvenirs et se débarrasser d’une partie de son passé. Il rencontre Tien, jeune guide de tourisme dont il tombe amoureux. Ils vivent une passion fulgurante et dévastatrice. Butler change de registre avec La Fille d’Hô Chi Minh-Ville et semble vouloir clore un cycle, car l’histoire comporte, à l’inverse d’Étrange murmure, une issue tragique et inévitable. Deux voix se répondent, communiquent avec leur peau, et quelques jours suffisent à liquider l’action du roman.
L’étreinte est l’unique point d’ancrage dans le réel pour Ben. La phrase de l’écrivain la dissèque et se charge alors de singulières fulgurances. Des images importantes se forment : « et je suis très crispé là en bas, le moment est presque venu, j’attends que quelque chose se libère d’un coup sec, un cliquet va perdre une goupille, mon corps va foncer en avant et je vais rester en arrière au milieu d’une autoroute vide à me demander où je suis parti. »
Tien parvient à faire exister Ben dans l’étreinte mais la guerre et son traumatisme ne seront jamais élucidés. Le vétéran se jette à corps perdu dans un présent qu’il sait pourtant plus exigeant depuis son retour de la guerre. « Je me sentais vivant quand j’étais ici. Tendu. De retour aux États-Unis, il m’arrivait de ne même pas savoir ce qu’être vivant voulait dire. Je me réveillais le matin, je regardais les meubles et quelques arbres dehors dans la cour, je regardais la fumée qui s’élevait de l’aciérie dans le ciel et rien ne me semblait être vraiment là. Je sentais que dorénavant personne ne pouvait me tuer mais je n’en avais rien à foutre. »
Robert Olen Butler, en mêlant la guerre aux corps, cerne la complexité de l’être humain, capable de faire vivre en lui, au même moment, les sentiments les plus violents et les plus contradictoires. Il place l’acte sexuel comme seul recours au gouffre. Car lorsque les corps se trouvent, ils semblent traverser un présent commun. Si la marque imposée par le Viêt-nam est indélébile, le corps de la femme apparaît ici comme le seul lieu capable de faire taire un moment le volcan d’une mémoire à jamais meurtrie.

La Fille d’Hô Chi Minh-Ville
et Étrange Murmure
Robert Olen Butler
Traduits de l’américain
par Isabelle Reinharez
Rivages et Rivages poche
216 et 432 pages, 110 et 62 FF

Le nerf de la guerre Par Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°27 , août 1999.