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Nouvelles Alexandra (nouvelle de Sylvie Le Bras)

octobre 1999 | Le Matricule des Anges n°28

Sylvie Le Bras, 37 ans, chercheur à l’IFREMER, vit dans le Finistère. Voyageuse assagie par cinq enfants, elle joue du piano, peint, sculpte et écrit pendant ses instants de liberté. N’a jamais été publiée. Aime Zola, Kafka. Dernier livre lu : Les Testaments trahis de Milan Kundera (Gallimard). Sa nouvelle a été primée cette année lors du concours organisé par la librairie La Mandragore à Chalon-sur-Saône et l’association L’Abattoir, dont le Matricule des Anges est partenaire.

Longtemps, je me suis cogné la tête contre les murs. La nuit, le jour, comme un papillon fou, tout autour de la pièce, je me cognais la tête contre les murs. Puis, j’ai trouvé ces cahiers et j’ai commencé à écrire. Sur les deux premiers et la moitié du troisième, j’ai noirci les pages les unes après les autres avec une seule phrase : « je me cogne la tête contre les murs… Je me cogne la tête contre les murs… »
Vous comprenez, je n’étais pas encore complètement guéri…
Heureusement, j’avais laissé la porte ouverte derrière moi. Et c’est comme ça que sont rentrés d’abord Pierrot et Vladimir, Vladimir poussant Pierrot, puis la Chatte, féline et méfiante. La Chatte a refermé la porte derrière elle. Avec soulagement, j’ai compris que l’observation de ces trois-là me fournirait des sujets d’écriture inépuisables.
Ce matin, Pierrot m’a regardé de son air triste et doux :

 C’est étrange… Je roulais dans mon fauteuil, depuis des jours entiers. Et comme je n’avais aucun but, je crois bien que je tournais en rond… D’un seul coup, cette porte ouverte devant moi, pour me forcer à prendre une décision : entrer ou faire demi-tour. Comment faire un tel choix ? Comment savoir a priori lequel est le bon ? Puisque la suite des événements dans les deux cas m’était inconnue. Puis Vladimir est arrivé devant la porte. Comme j’hésitais toujours, il a pris les bras de mon fauteuil et nous sommes entrés.
Pierrot a soupiré, les yeux vagues :

 Et jamais je ne saurai ce qui serait advenu si j’avais fait demi-tour…
La Chatte a fureté partout, perçant chaque objet de son regard étrange, s’appropriant les choses les unes après les autres en les touchant, en les respirant… Un moment donné, Vladimir s’est approché de la table :

 Ça tombe bien, il y a quatre chaises.
Et comme Pierrot le regardait avec un sourire légèrement réprobateur, il a repris :

 Ça tombe mal, il y a une chaise de trop…
Alors, on a mis la chaise en trop au bout de la table, et on s’est installé, Pierrot et Vladimir en face de la chatte et moi.
Je leur ai expliqué qu’ils pouvaient rester, que dans cette maison, on trouvait tout ce dont on avait besoin. Ils n’en ont pas douté, n’ayant par ailleurs aucune idée de ce dont ils avaient besoin.
Pierrot reste des heures entières immobile dans son fauteuil. Il réfléchit. De temps en temps, il éprouve le besoin de s’exprimer à voix haute :

 C’est très bien que les portes et fenêtres restent continuellement fermées. Rien ne peut venir nous agresser de l’extérieur. Et surtout, rien ne peut s’échapper de nous. Si jamais un de mes souvenirs tente de me quitter, l’espace est si restreint qu’en me promenant quelques heures par jour dans mon fauteuil, je suis pratiquement certain de le retrouver. Ici, je vais pouvoir me rassembler.
C’est ainsi que nous avons appris que Pierrot ne se rappelle rien concernant son enfance et son adolescence. De sa vie d’adulte, il conserve quelques bribes de souvenir qu’il n’arrive pas à rassembler.

 De quelque façon que j’essaye de coller les morceaux, ceci ne ressemble pas à une vie. Ou cela donne la vie d’un personnage ne me ressemblant pas. C’est un exercice très long, très ennuyeux et très difficile !
Alors Pierrot reste des heures entières, immobile dans son fauteuil, à essayer de reconstituer le puzzle de sa vie.
Si Pierrot ne fait pas beaucoup de bruit, la Chatte en fait certainement encore moins. Elle cultive d’ailleurs avec soin l’art de se mouvoir silencieusement, de glisser d’une pièce à l’autre en déplaçant le moins d’air possible. Elle parle peu, son long corps délié ondule, chacun de ses gestes, lent et mesuré, est gracieux. De temps en temps, elle vient vérifier devant la glace l’ordonnance de ses moustaches. Elle caresse amoureusement ses petites oreilles pointues, lisse patiemment les poils de sa tête de chatte. Elle passe un temps infini à se faire les ongles, et quand elle est occupée à ces félines besognes, il me semble presque l’entendre ronronner.
Ce matin, Pierre a observé avec attention le manège de la Chatte devant la glace :

 Pourquoi portes-tu ce masque ?
J’ai pu voir le corps de la Chatte se raidir, ses mains se crisper.

 Quel masque ?

 Pourquoi portes-tu ce masque ? a répété presque tendrement Pierrot.

 Je ne porte pas de masque.
Son visage était baissé et elle articulait difficilement.

 Pourquoi portes-tu ce masque de chat sur ton visage ? a insisté Pierrot avec une infinie douceur.
La Chatte a alors quitté son miroir et s’est dirigée vers sa chambre. Sa démarche était raide et hésitante. Elle a heurté la table en passant et j’ai cru qu’elle allait perdre l’équilibre. Le rêve de la Chatte est fragile et il me semble que Pierrot a compris qu’il ne fallait pas le briser.
Vladimir a peur de la souffrance et de la mort. Quoi de plus banal ! Mais chez lui, cette peur atteint un tel degré qu’elle l’empêche de vivre. Chaque jour, il vérifie l’intégrité de son corps. De façon méthodique, dans un rituel infaillible, il fait fonctionner les unes après les autres toutes ses articulations. Il contrôle le bon état de ses dents, le poli parfait de ses ongles. Il surveille avec inquiétude un début de calvitie et soigne avec narcissisme les quelques coupures étranges qui parsèment ses avant-bras. Vladimir est tour à tour d’une extrême violence et d’une très grande fragilité. Ou plutôt pas tour à tour, mais en même temps. C’est ainsi qu’il va caresser longuement un vase avant de le briser, qu’il va patiemment arracher les ailes d’une mouche avant de pleurer sur la mort de l’insecte. Il est le vase qui se brise et la mouche torturée. Il souffre en caressant le vase et en imaginant sa fin prochaine. Il joue continuellement un drame cruel où il est à la fois le bourreau et la victime, ajoutant à son âme une souffrance ou une culpabilité nouvelle. Comme la vie quotidienne dans notre maison offre malgré tout un décor assez pauvre pour son jeu d’acteur, Vladimir lit les journaux. Avidement, il recherche les articles capables d’alimenter son drame personnel. Aujourd’hui, il a lu : « deux personnes brûlées vives dans un accident de voiture ». Il s’est mis à pleurer, à se tordre les mains, à invectiver dieu et le destin. Prudemment, la Chatte s’est éloignée. Les crises de Vladimir lui font courir des frissons le long de l’échine et lui électrise le poil. Pendant de longues minutes, il nous a mimé les tourments d’un corps livré aux flammes. C’était assez impressionnant et extrêmement fatigant pour les nerfs. Quand il a poussé le dernier râle d’agonie, tout le monde a été soulagé. Pierrot a été l’aider à se relever. Vladimir est retombé à genoux devant lui et s’est mis à pleurer doucement en répétant : « pardon… Pardon… » Tout ceci est assez incompréhensible et vaguement répugnant. Si ces crises se révèlent trop fréquentes, elles risquent de perturber fortement l’équilibre de notre maison.
J’ai trouvé aujourd’hui l’explication de ces étranges coupures sur les bras de Vladimir. Je l’ai surpris se tailladant lui-même avec son couteau. À côté de lui, le journal était ouvert à la page relatant l’histoire d’une mère désespérée ayant jeté son enfant par la fenêtre. Comme Vladimir n’a pas d’enfant et que les fenêtres restent toujours fermées, il dessinait sur ses bras ces petites lignes rouges. Souffrant pour le bébé mort, souffrant aussi le tourment de la mère, aimant et haïssant à la fois, détruisant le corps à qui elle avait donné le jour. Il répétait sans cesse en pleurant : « Pardon… Pardon… » J’ai quitté la pièce, dégoutté.
Pierrot a trouvé des pinceaux et s’est mis à peindre. Nous avons tous passé l’après-midi à le regarder. Même Vladimir est resté calmement assis. Nous avons vu naître comme par magie sous le pinceau de Pierrot une sombre forêt, un parc peuplé de hauts sapins. Derrière les arbres, on distinguait vaguement une grande maison, une de ces demeures bourgeoises du siècle dernier, plus imposante que belle. C’était la nuit, et la lune, qui semblait pleine, était voilée par les nuages. Pierrot, si calme d’ordinaire, semblait légèrement troublé. Il est resté la nuit entière à regarder son tableau.
Certainement une pièce manquante du puzzle.
Ce matin, quand nous nous sommes levés, la toile avait été lavée et Pierrot était parfaitement calme.
La Chatte a attrapé un rat. Aussi silencieuse, aussi rapide que l’animal dont elle porte le masque, elle a piégé la bestiole. Elle le promène de pièce en pièce, fièrement, dans une petite cage à oiseaux qu’elle a trouvée.
Pierrot a peint un autre tableau. Toujours le même parc. Toujours la même maison. Un angle différent et une lune plus claire laissent deviner certains détails de la maison. On distingue la porte et les fenêtres du premier étage. A peine le dernier coup de pinceau donné, Pierrot a de nouveau rincé sa toile. Pierrot recherche sans doute son passé, qu’il a oublié, dans sa peinture. Moi, je cherche à oublier le mien dans l’écriture. Que cherche Vladimir dans son jeu morbide ? Et la Chatte, sous son masque, quand elle se regarde dans la glace, cherche-t-elle à oublier ou à retrouver son visage ?
Comme la Chatte ne s’intéressait plus beaucoup à son rat en cage, (elle n’allait tout de même pas le manger !), Pierrot l’a offert à Vladimir. Sur le coup, je n’ai pas bien compris, mais je trouve maintenant que c’est une très bonne idée. Vladimir a cessé de mortifier sa chair. Maintenant, il pique le rat avec son couteau à travers les barreaux de la cage. La pauvre bête couine en tournant en rond, mais c’est tout de même moins pénible pour tout le monde. Il était temps d’ailleurs, les blessures que Vladimir s’infligeait devenaient de plus en plus profondes.
Pierrot peint toujours sur la même toile, toujours le même sujet. Quand il a fini, avec une tristesse résignée, il l’efface. Sur certains tableaux, on distingue à peine la maison derrière les arbres. Sur d’autres, on la voit de plus près. Certains angles, plus favorables, permettent de distinguer les fenêtres. Vladimir assure, qu’une fois, il a vu une fenêtre ouverte. Mais Pierrot a tout de suite effacé son œuvre.
Le rat ne résistera pas longtemps à son traitement. Espérons que les instincts chasseurs de la Chatte se réveillent régulièrement et que les rats sont nombreux dans la maison. La Chatte est vraiment une très jolie jeune femme. Je l’ai observée cet après-midi. Son corps est harmonieux. Surtout, il se dégage d’elle un mélange d’animalité et de spiritualité que renforce le mystère de son visage masqué. Sous celui-ci, on devine une bouche petite et des yeux verts.
J’ai demandé hier à la Chatte pourquoi elle ne parlait jamais. Son silence parfois m’exaspère ! Elle ne m’a rien répondu. Pierrot parle, même si l’on ne comprend pas toujours, et il peint ! Vladimir s’exprime de façon presque organique, mais dans un langage aussi clair que celui d’un enfant. Moi j’écris. Elle se contente de paraître. Si les mots sont trop pauvres pour elle, qu’elle s’exprime autrement ! Que diable ! Elle n’a qu’à miauler !
La vie s’écoule, monotone, ponctuée par les crises de Vladimir, les tableaux de Pierrot, les allées et venues de la Chatte. Voilà quinze jours que je n’ai rien écrit. À l’extérieur, il pleut… La Chatte suit d’un doigt rêveur les gouttes d’eau qui coulent le long de la vitre. De temps en temps, elle tente de les attraper avec sa langue. C’est la première fois que je la vois regarder dehors…
C’est en regardant la Chatte jouer avec les gouttes sur la fenêtre que je me suis avisé qu’aucun de mes trois compagnons n’avait besoin des autres. Pierrot peut décider de nous quitter, d’un seul coup, pour aller peindre ailleurs sa maison obsessionnelle. Vladimir peut s’enfuir, pour se jeter sous un train ou assassiner le premier venu. La Chatte peut disparaître du jour au lendemain, sans que l’on en sache plus sur elle que le jour de son arrivée. Que deviendrais-je alors ? Ils me sont indispensables ! Jamais je ne pourrais recommencer à écrire sur les objets inertes m’entourant. Et jamais je ne pourrais m’arrêter d’écrire. Que puis-je faire alors pour éviter cela ? Je peux veiller à ce que Pierrot ne manque jamais de peinture, Vladimir de journaux, et je peux mettre un miroir dans chaque pièce… Mais comment savoir si cela sera suffisant ? J’ai soudainement peur, tellement peur ! Tous les trois semblent s’ennuyer, se déplacer plus lentement, éviter mon regard…
J’ai fait une découverte fantastique, dont je ne sais si je dois me réjouir. Depuis quelques jours, la situation pour mes compagnons et pour moi ne faisait qu’empirer. Chaque geste paraissait leur demander un effort incommensurable. Je n’écrivais plus rien. Chacun semblait évoluer sans voir les autres, à un point tel que Vladimir avait bousculé deux fois de suite le fauteuil de Pierrot. Un léger brouillard avait même envahi la pièce, donnant à chaque parole une résonance d’outre-tombe, si bien que chacun se taisait, comme résigné à un cataclysme prochain. J’étais désespéré. J’ai pris ma plume, j’ai hésité longuement. Puis, pris d’une inspiration subite, j’ai tenté une chose terrible. J’ai écrit : « La Chatte se lève et se dirige vers la glace ». La Chatte s’est levée péniblement et a marché vers la glace. Dans le miroir, j’ai croisé son regard étonné. Je me suis mis à transpirer à grosses gouttes. Mais ce pouvait n’être qu’un hasard. J’ai essayé un peu plus difficile. Pierrot jouait, mélancolique, avec son pinceau : « Pierrot fait tomber son pinceau ». Le pinceau de Pierrot lui a échappé des mains. Je tremblais de frayeur, de joie et d’excitation mélangées. Pierrot m’a lancé un regard gentiment réprobateur, a ramassé son pinceau et a repris son jeu. Je me suis tourné, exalté et frémissant de plaisir, vers Vladimir. Celui-ci s’est soulevé lentement de son siège, sans me quitter des yeux, avec le regard fou d’un animal piégé. J’ai alors compris que bien loin d’être dépendant de ces trois-là, c’était eux qui dépendaient de moi. Je me suis senti tout puissant, dieu et démon à la fois. Je pouvais rendre ses jambes à Pierrot comme je pouvais forcer Vladimir à se poignarder. Ils sont à moi, mes créatures, et ils ne sortiront jamais de la maison. Je suis totalement rassuré. Comment dire… Egalement, je me sens seul, désemparé… Aussi, j’ai peur d’écrire des choses irrémédiables… J’ai alors décidé d’inventer un autre personnage, et je sais qu’il sera différent des autres.

J’ai averti les autres qu’Il allait arriver ce matin. Ils n’ont pas paru surpris et Pierrot a même semblé soulagé. Il n’a rien peint depuis plus d’un mois. Alors nous nous sommes assis comme au premier jour, Pierrot et Vladimir en face de la Chatte et moi, et nous avons attendu. Quand la porte s’est ouverte, tous les visages se sont tournés, et nous avons vu entrer l’être à la fois le plus beau et le plus étrange qu’il m’ait été donné d’inventer. Il, Elle, je ne sais comment l’appeler. Est-ce fonction du jeu de la lumière sur son visage ? Est-ce selon les sentiments qui l’animent ? Ou bien est-ce fonction de la façon dont moi je Le regarde ? Son visage changeant me semble parfois celui d’un jeune éphèbe. Par moments, son profil a quelque chose d’enfantin. L’instant d’après, je crois distinguer sur ses traits une douceur toute féminine et presque maternelle. Il semble un mélange parfait de l’Antineus d’Hadrien, d’une Venus romaine et de la madone de Velazquez. Il est grand. Son corps, délicieusement androgyne, ne laisse rien supposer de son sexe. Quelque chose dont je n’avais jamais osé rêver. Il est venu s’asseoir en bout de table, sur la chaise où personne n’avait encore pris place. Les uns après les autres, Il nous a regardés. Quand ses yeux ont rencontré les miens, j’ai compris que rien ne serait plus jamais comme avant.
Comment vais-je pouvoir t’appeler puisque tu n’as pas daigné ouvrir la bouche, même pour nous dire ton nom. Bel hermaphrodite, fils d’Hermès et d’Aphrodite, de qui es-tu le messager, de quelle écume es-tu né ?
Tu sembles amical pourtant. Pierrot te sourit, ainsi qu’à un ami enfin retrouvé. La Chatte se frotte à toi, comme par hasard, quand tu croises son chemin. Vladimir te suit partout, tourmenté, tel un petit chien. Toi-même, tu sembles chercher un moyen de communiquer avec nous. Mais, comme pour la Chatte, les mots ne sont pas pour toi suffisants.
Ce matin tu t’es levé avec au coin des lèvres un sourire malicieux. Tu t’es approché du piano, tu as ouvert le ventre de l’instrument. Les unes après les autres, tu as coupé toutes les cordes. Nous te regardions faire, sentant bien qu’il allait se passer quelque chose. Tu t’es assis devant le piano et tu as commencé à jouer. Tes doigts couraient sur les touches rendues muettes, ton corps oscillait lentement. Ton visage, tes yeux étranges pour la première fois fermés, avaient dans leur abandon quelque chose d’infiniment tendre et de terriblement émouvant. Nous nous sommes installés pour écouter. Vladimir s’est couché à tes pieds. C’est quand tu t’es arrêté et que tu t’es retourné vers moi que j’ai appris ton nom. J’ai dit aux autres :

 Il s’appelle Alexandra.
Tu m’as souri et j’ai su que j’avais deviné juste. Mon bel Alex, jolie Sandra, comment est-il possible qu’un vieux pédophile comme moi, qui aimait tant les jeunes garçons, les garçons de plus en plus jeunes, de beaucoup trop jeunes garçons… Mon dieu… Comment ai-je pu tomber amoureux d’un être asexué comme toi ? J’ai peur à nouveau que les choses ne m’échappent…
Comme tes yeux sont étranges ! Pour moi, ton regard est vert. Pierrot le voit bleu. Vladimir nous a avoué voir dans tes yeux deux abîmes noirs, où son âme se repose… La Chatte bien sûr ne dira rien de ce qu’elle peut lire dans tes yeux. Mais je ne serais pas étonné que, pour elle, ta pupille ne se rétrécisse à la manière de celle d’un chat.
Pierrot a recommencé à peindre. Sans qu’il n’ait rien demandé, tu es venu t’asseoir près de lui, et il m’a semblé qu’il t’en était reconnaissant. Sa maison s’est dessinée entre les arbres, toujours aussi impressionnante et mystérieuse… Du coin de l’œil, je te surveillais. J’aimais la façon dont tu inclinais la tête sur ton épaule, ton léger froncement de sourcil quand tu cherchais à distinguer un détail de la toile. Une fois le tableau terminé, comme Pierrot allait l’effacer, tu as arrêté sa main. De ton doigt, tu as caressé les murs de la maison. Tout doucement, tu as effleuré la porte, les fenêtres du premier étage. Ta main s’est attardée, longue et fine, sur la fenêtre d’une des chambres du second étage. Puis, tu t’es écarté du tableau, et l’on a pu voir dans cette chambre la lumière soudain allumée. Pierrot a effacé son tableau. Il a immédiatement recommencé à peindre, fébrile tel un chien a qui l’on a fait sentir une piste et qui a peur de la perdre. Tu t’es rassis et tu as repris ton observation, inclinant ta tête charmante sur une épaule, puis sur l’autre, surveillant le travail de Pierrot tel un professeur bienveillant le travail de son élève.
Vladimir est malheureux. Il y avait deux personnes qui le supportaient dans cette maison et qui peut-être l’aimaient. Mais Pierrot et toi ne vous occupez plus de lui, absorbés par votre recherche commune. Alors, de plus en plus souvent, on entend le rat couiner.
Je me suis levé cette nuit. Je ne pouvais pas dormir. Doucement, je suis entré dans la salle. Pierrot peignait, dans une presque totale obscurité, et tu étais assis à côté de lui. Régulièrement, il te regardait, comme un artiste observe son modèle. Le buste raidi, le visage figé, tu posais, présentant à Pierrot ton profil parfait. De temps en temps, tenant son pinceau à bout de bras, il semblait marquer de son pouce les proportions de ton visage. Puis il retournait à sa toile, sur laquelle se dessinait toujours la même maison. Je suis resté un moment à vous regarder, et je sentais naître en moi la souffrance de la jalousie devant votre si complète entente. J’ai souhaité que Pierrot quitte cette maison. Je suis retourné me coucher, et j’ai dû pleurer longtemps avant de m’endormir. J’ai fait un rêve que je n’avais plus fait depuis des années. J’ai rêvé de ma mère. J’étais de nouveau un jeune garçon, je partais à l’école. Ma mère m’enroulait mon écharpe autour du cou, m’embrassait tendrement et me répétait comme tous les matins :

 Et surtout, ne t’approche pas des filles. Si l’une d’elles te touche, tu vas vite te laver les mains…
Dans mon rêve, j’ai cru entendre un grand cri d’enfant, un enfant criant avec horreur : « maman !… » J’ai très mal dormi.
C’est ce matin que nous avons trouvé Pierrot pendu devant son tableau. De toute évidence, il n’avait pas pu accrocher seul la corde et tu l’avais aidé. Assis devant le piano, tu jouais une ballade mélancolique. Vladimir avait repris sa place à tes pieds, heureux. La Chatte n’a pas semblé surprise ou peinée de la mort de Pierrot. Simplement, son petit nez s’est froncé et elle a fait un détour pour ne pas passer près du corps suspendu. Quand tu as eu fini de jouer, tu t’es tourné vers moi et tu m’as souri. Je me sens beaucoup mieux.
Voilà trois jours que Pierrot est mort, et personne ne semble se soucier de ce corps mutilé pendu au milieu du salon. Sur la dernière maison qu’il avait peinte, la fenêtre du second étage, grande ouverte, laissait flotter au vent ses rideaux. La lumière allumée laissait très nettement apercevoir la scène. Une jeune femme, échevelée, en chemise de nuit, brandissait une hache au-dessus du lit de son enfant endormi. L’atmosphère de ce tableau, sa folie meurtrière me déplaisait et j’ai trouvé plus décent d’effacer cette dernière toile. La peinture avait séché, et j’ai dû frotter longtemps avant que ne disparaissent les longs cheveux noirs de la femme et le regard épouvanté de l’enfant. Tout est rentré dans l’ordre. Le soir, l’ombre du corps de Pierrot vient s’allonger, paisible et amicale, jusqu’aux pieds de mon fauteuil.
La Chatte s’est mise au piano et tu es son professeur. L’habitude est prise et tous les jours à la même heure, vous vous asseyez côte à côte pour une leçon. Tu guides avec patience sur le clavier silencieux les doigts longs et fins de la Chatte. D’une caresse, tu redresses un poignet, d’un effleurement, tu imposes à son jeu le rythme ou la douceur. Des heures durant, je peux voir vos épaules s’incliner dans un même mouvement, vos doigts s’enlacer et se défaire, vos yeux se fermer dans la même extase. Une fois encore, je suis exclu de cette symbiose que tu crées avec l’un de mes compagnons. Et j’en souffre à mourir…
La Chatte a trouvé dans la musique le moyen d’expression convenant à sa sensibilité. Elle passe maintenant plus de temps devant le piano que devant la glace. Elle en oublie de soigner son apparence féline et va parfois s’installer devant l’instrument avec une telle hâte qu’elle en néglige sa démarche feutrée. Bien sûr, elle ne chasse plus. Le dernier rat de Vladimir est mort depuis longtemps et ses bras sont de nouveau couverts de cicatrices.
Tu t’es approché aujourd’hui de Vladimir, alors qu’il traçait sur ses bras de nouveaux sillons rouges. Doucement, tu as pris sa main entre tes doigts et guidé le couteau vers ton visage. Sur ta joue droite, tu as fait glisser la lame depuis la tempe jusqu’au menton, et quelques gouttes de sang sont tombées sur la main de Vladimir. Celui-ci a grimacé comme si ton sang l’avait brûlé, ou comme si cette blessure était la sienne.
Quand Vladimir n’est pas dans la même pièce que toi, ton visage est lisse et pur. Quand il s’approche, on voit apparaître lentement comme la cicatrice d’une ancienne scarification. Quand les yeux de Vladimir se posent sur toi, quelques gouttes de sang perlent sur ta joue. Le couteau repose maintenant sur la table, inutile, et Vladimir reste immobile, comme hypnotisé, voyant dans ces larmes de sang qui coulent je ne sais quel reproche ou quel encouragement.
La Chatte joue du piano, inlassablement, et elle a coupé courts ses ongles afin de ne pas gêner son jeu. De temps en temps, elle porte la main à son visage, comme si ce masque soudain l’agaçait, par son incapacité à laisser paraître les sentiments nouveaux que fait naître en elle la musique. Elle ne semble plus avoir besoin de toi.
Vladimir non plus n’a plus besoin de toi. Hier, tu es venu près de lui. Comme la balafre de ton beau visage saignait, goutte à goutte, tu as réuni ses mains en coupe afin de recueillir ton sang. Sur un signe d’encouragement de ta part, il a approché ses livres et il a bu, longuement, avidement, comme on s’abreuve, assoiffé, après une longue route, à une fontaine. Avec crainte et dévotion, comme le croyant boit au calice le sang du Christ. Mystique cérémonie, étrange initiation, dont Vladimir est ressorti comme purifié et définitivement apaisé. Et ce matin, Vladimir était mort, allongé sur son lit, avec le visage clair d’un tout petit enfant. Je suis dans ma chambre et je t’attends. La Chatte nous a quittés ce matin. Le masque était sur la table, inutile, et la porte était ouverte sur un monde d’avenir et d’espoir. Tu as refermé la porte et tu m’as souri. Enfin seuls tous les deux… Nous avons passé la journée comme deux amoureux, inactifs, parce que le temps n’existe plus, silencieux, parce que les mots sont entre nous inutiles. Ce soir, je suis dans mon lit et je t’attends…
Je suis heureux et j’ai peur. Que vas-tu m’apporter, Alexandra ? J’ai l’impression de te connaître comme un autre moi-même et je ne sais pas si tu vas m’apporter l’amour ou la mort. J’entends tes pas dans l’escalier… J’écris, fébrilement, pour ne pas penser… Je te redoute comme « aux temps anciens, on redoutait les idoles ». Tu as fait disparaître mes compagnons, ces morceaux de moi-même. Ces personnages que j’avais créés comme remparts à ma folie. Instinctivement, il me semble comprendre en partie le sens des événements de ces dernières semaines. Pierrot s’est tué d’avoir connu le crime de sa mère. Maman, que m’as-tu fait ? Vladimir a disparu dans l’aboutissement de ce long calvaire de souffrances et d’horreur qu’a été ma vie… La Chatte s’est enfuie, dans l’acceptation enfin de son vrai visage, et je commence à comprendre et à accepter ce que je suis… J’entends tes pas dans l’escalier… Qui es-tu, Alexandra ? Que me veux-tu ? Veux-tu mon bonheur ou ma peine ? Je t’aime comme je n’ai jamais aimé personne et je sais que tu vas me détruire. Tu as ouvert la porte et ton sourire a le charme démoniaque d’un jeune Méphisto. J’entends ton souffle près de moi… Tu es assis au bord de mon lit et sembles attendre que j’ai fini d’écrire. Mais j’ai fini Alexandra, puisqu’il faut bien finir un jour… J’ai fini, et ton souffle si proche m’enveloppe et me berce. Si c’est cela la mort, respirer ton souffle et me noyer dans l’eau verte de tes yeux, je n’ai plus peur.

Sylvie Le Bras

Alexandra (nouvelle de Sylvie Le Bras)
Le Matricule des Anges n°28 , octobre 1999.
LMDA PDF n°28
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