La guerre civile progresse au sein d’un pays qui pourrait avoir le visage de nombreux états d’aujourd’hui. Sans temporalité ni lieu marqués, l’imaginaire aura le pouvoir de rendre la réalité plus insoutenable encore.
Gilbert Toulouse, né en 1927, auteur d’une dizaine d’autres romans, n’avait rien publié depuis 1989. Dans ce roman violent et poétique, il projette d’emblée le lecteur au centre des combats et des tortures diverses qui en découlent forcément. Nous avançons péniblement dans cette guerre, le cœur au bord des lèvres. Les personnages du récit seront évoqués après qu’une vague de boue a été jetée : « Sous les arbres, soldats comme rebelles se reposent et plaisantent, ils laissent derrière eux des filles et des nonnes violées qui crament en grésillant, des têtes menaçantes, fraîchement coupées, pendues aux branches… » Dès la première page, le texte se révèle insurmontable, terrible dans les images qu’il convoque. Planter ce décor était nécessaire, comme si l’écrivain, doutant un instant de la réalité de l’horreur à décrire, avait décidé de l’imposer avant toute autre chose, pour s’en convaincre lui-même.
Quelques lignes plus loin, le récit central du roman se dessine. Un couple part sur les routes pour enterrer un proche, mort à plusieurs centaines de kilomètres de là. Djiou et Zita sont concierges. L’homme est passionné par la culture de son jardin « qui, pour lui, fourmille de gnomes au bonnet et à la trogne rouges en train de faire un bras d’honneur au monde. » Alors qu’ils ne pensaient prendre aucun risque, ils sont dépouillés par les rebelles lors de leur retour. Livrés à eux-mêmes en pleine nature, ils tentent alors de trouver le chemin qui les ramènera chez eux.
Le Jardin prend la dimension d’une allégorie, car le voyage du couple se révèle être une terrifiante descente aux enfers, comme si la marche entreprise dans la forêt devait les faire approcher des atrocités évoquées dans les premières pages du roman. C’est dans cette nuit sanglante, aux limites de l’hallucination, qu’ils avancent ou régressent. Djiou soutient sa femme du mieux qu’il peut : « Il la soulève avec peine, une fois debout il essaye de la tirer, de la pousser en la soutenant par la taille mais elle ne peut avancer les pieds, remuer les jambes… qu’est-ce que t’as, Zita ?… Il lui refait les pansements sommaires de pieds mais elle ne peut toujours pas ou ne sait plus marcher. » L’humain retrouve bientôt l’animalité et l’auteur le laisse descendre encore.
Il existe un contraste saisissant entre la langue ample et presque lyrique de Gilbert Toulouse et la crudité des images qu’elle traverse. La distance crée une singulière déchirure.
Le bonheur de lecture vient de cette sensation constante de parcourir un curieux territoire, taillé dans la pire des souffrances humaines, celle de la guerre qui « est aux portes avec ses pattes de fer et sa gueule de feu », mais lumineux pourtant, car le jardin persiste longtemps en Djiou : « sur sa chaise curule en fer rouillé, il se sent plein à craquer du monde comme une tomate gonflée de chair savoureuse et juteuse mais il est bien plus qu’une tomate, de sa chrysalide un papillon royal s’échappe, le ciel va l’accueillir et il triomphera de tous les obstacles. »
Le Jardin
Gilbert Toulouse
Zulma
96 pages, 89 FF
Domaine français Les crudités du jardin
janvier 2001 | Le Matricule des Anges n°33
| par
Benoît Broyart
Pour dire la barbarie, Gilbert Toulouse nous offre un court roman taillé dans le vif de la chair. Entre lyrisme et catastrophe humaine.
Un livre
Les crudités du jardin
Par
Benoît Broyart
Le Matricule des Anges n°33
, janvier 2001.