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L'Anachronique Viens voir les comédiens

septembre 2001 | Le Matricule des Anges n°36 | par Éric Holder

Le producteur m’avait demandé, Vous avez déjà assisté à un tournage ? et je n’avais pas menti en répondant que oui (nous écumions les castings de figurations, mes soeurs et moi, de quatorze à dix-huit ans, du temps que nous habitions sur la presqu’île de Saint-Tropez). Je garde en mémoire -et en vidéothèque, zeugme- un film dans lequel la caméra s’attardait longuement sur mes parents eux-mêmes, forcés de manger dix fois de suite, ce qui n’apparaît évidemment pas à l’écran, où la magie aura figé un fort beau tête-à-tête d’amoureux -ce qu’ils étaient, par ailleurs. Ils ne possédaient pas de super-8. Aussi faut-il se contenter, en guise d’archives familiales, de navets attendrissants et datés de 75, recopiés à la télévision, cela défile, quelqu’un crie « Stop ! », appuie sur « pause », et l’on voit la cadette, à peine pubère, se baquer à minuit et dans Un moment d’égarement.
Mais nous ferions bien de relire avec système, passé un délai de vingt ans, nous n’avions rien vu, non, rien, c’était ce que je me répétais, en compagnie de D., en arrivant sur le lieu où étaient plantés la grue, la caméra, et les énormes ventilateurs chargés de faire en sorte que des vagues imitent l’ondoiement propre à celui qui agite Un océan de blé. C’était le titre d’une nouvelle que j’avais écrite il y a des années, le producteur avait tenu à le garder pour son court métrage, la chanson du générique s’intitulerait pareil, il nous l’avait fredonnée dans la voiture, après nous avoir cueillis en gare de Vesoul, D. et moi -Bon sang,Vesoul !-, et la seule chose à laquelle j’étais capable de penser, face aux camions garés à la queue-leu-leu dans l’étroit chemin, à ces hélices d’avion, aux assistants minuscules sur l’horizon, mais qui, munis de talkies-walkies, intimeraient, le moment venu, à des cultivateurs stupéfaits et dociles d’éteindre leurs tracteurs, la seule chose, donc, c’était qu’on ferait mieux d’y regarder à dix-huit fois avant d’écrire. Qu’est-ce qui m’avait pris de marquer le vent, le silence, telle lumière ? Peut-être même pas de marquer -de suggérer ? Je songeais à Dezsö Kosztolányi -je songe à Dezsö Kosztolányi comme d’autres à leurs cousins, pour peu qu’ils leur soient attachés, c’est-à-dire deux ou trois fois par semaine, qu’il me soit permis à nouveau de le citer, in Mon travail : « Ce qui m’étonne toujours, c’est l’effet qu’a produit telle ou telle parole que j’ai pu avoir, plusieurs années auparavant, à tel ou tel endroit, tel ou tel mot prononcé par hasard. Ce mot par la suite a germé, a grandi, est devenu chez d’autres à mon insu toute une végétation, s’est substitué pour eux à ma personne physique, à ma présence attentive, moi qui pendant ce temps-là était ailleurs, occupé à mille autres choses. » Je me demandais ce que cet écrivain sans égal aurait fait d’une amplification pareille -et encore ! Ce n’était qu’un « court ». Déjà une comédienne arrivait depuis les camions, nous embrassait comme du bon pain, On attend la lumière, disait-elle. Regardez ce qui est écrit dans le scénario : « Entre chien et loup ». Mais c’est un terme de scénario extraordinaire, ça, « Entre chien et loup » !
Ça existe dans la vie, hasarda D.
Vous voulez dire, ce serait usité ? Le moment où les chiens aboieraient… Où les loups…
Après un temps de méditation rêveuse : Extraordinaire… répéta-t-elle.
Le ton était donné.
Je ne savais pas pourquoi j’éprouvais une sorte de connivence avec le producteur. J’en saisis un fragment au soir tombé, l’équipe avait achevé sa journée, ils étaient une trentaine à boire des apéritifs dans la cour du très beau relais équestre transformé en camp de base -un court, peut-être, mais au budget pharaonique-, quand un machino, ou le chef déco, j’ai oublié, cria « Patator ! ». Aussitôt, chacun de quitter son verre, et de former plus ou moins le rang, dans le cri repris au milieu des applaudissements, des rires, des ululements de joie. Le producteur s’extirpa du fauteuil-relax où il somnolait jusque-là, un sourire entendu barrait son visage, il faisait irrésistiblement penser à Meyerboom dans Le Schpountz, et ce fut de la même façon paternelle qu’il aligna son épaule contre la mienne, ils étaient tous en pleins champs, disait-il, en train de balayer de la caméra l’horizon dans une ultime vérification, on n’attendait plus que le chef opérateur, dont le train de Paris avait du retard, quand il avait vu, le premier, l’individu surgir en lisière de forêt. Il avait appelé la photographe de plateau, Nom de Dieu, toi qui as un zoom, viens voir ça, j’ai connu un paquet de chasseurs dans ma vie, mais par ici, pas de doute, c’est AUTRE CHOSE. Il s’emparait lui-même de l’appareil pour détailler celui qui, les ayant aperçus, remontait bravement dans leur direction, un sac à dos de G.I. surmonté d’un bazooka à l’horizontale. Puis apparurent successivement dans son viseur la photographe et tout le reste de l’équipe, traçant des sillons dans les épis, en hurlant, Patator ! Patator !
À présent, le même chef opérateur berçait dans ses bras le lance-roquettes en PVC, sur lequel était inscrit « Patator II » (on supposait un précédent fâcheux), en talquait l’âme, toujours comme s’il se fût agi d’un bébé, trafiquait on ne savait quoi avec de la laque en spray, introduisait enfin la pomme de terre qui servirait de munition. Après quoi, il le pointa vers le ciel, appuya sur un bouton. Il y eut une courte flamme, suivie d’une détonation assourdissante. Je ne vis pas jaillir la pomme de terre, un connaisseur, si, qui affirma qu’elle avait grimpé à cent mètres, et se rappela avec mélancolie un tournage commun au Vietnam, un autre sur l’Île Saint-Louis, la descente des militaires, les flics toutes sirènes hurlantes… Les applaudissements crépitaient (au nombre desquels ceux de D.), le producteur se tapait franchement sur les cuisses, je devais être le seul à paraître décalé, ce pourquoi le chef opérateur vint me trouver, Si vous préférez, je peux faire Yaourtor.
Je demandai vers minuit (la fête commençait à peine) qu’on nous raccompagnât à l’hôtel. Celui-ci, choisi pour sa proximité, se situait dans une zone industrielle. La chambre : une petite boîte nantie d’un lit, d’une télé. Lorsque je tâchai d’ouvrir largement la fenêtre qui donnait sur la façade muette d’un Intermarché, je m’aperçus qu’un dispositif empêchait d’écarter les battants au-delà de quelques centimètres. Une sorte de verrou anti-suicide, supposa D. entre deux hoquets, car depuis que nous avions débarqué à Vesoul, elle était prise, en nous regardant, de fous rires inextinguibles.
Le lendemain correspondait au dernier jour de la réalisation. Il s’achèverait par un banquet, ainsi qu’il est d’usage, auquel seraient conviés des habitants de la région, la propriétaire du centre équestre, ceux qui, de près ou de loin, avaient donné de leur temps et de leur sueur, prêté main-forte. Au matin, alors que je cherchais dans la cour redevenue déserte l’endroit idéal pour déflorer un volume de poèmes que j’avais emmené avec moi, un assistant passa. Vous n’êtes pas sur le tournage ? demanda-t-il, l’air mi-incrédule et mi-choqué. Si, si, bien sûr. Je les rejoignis à l’extérieur, où un panoramique devait balayer l’antique mur d’enceinte avant que l’objectif vînt se fixer sur la comédienne de la veille. « Il n’y a rien qui te gêne ? », le chef décorateur s’adressait à la réalisatrice, à nouveau juchée sur la grue. La corde à linge, répondait-elle. Pas assez lâche. Elle fait, comment dire ? fasciste. Et puis la parabole, là-haut… Je vis l’homme sortir une pince de la trousse qu’il portait à la ceinture et couper net les filins tendus avec soin, amener une échelle et aller démonter l’antenne (je n’appris que plus tard que tout cela serait remis en place). Pour l’heure, j’avisai un sentier qui allait se perdre discrètement au-delà de bocages séparant des pâtis. Je revins à une heure. Ils étaient à la cantine, des tables de fortune dressées dans un hangar en moellons. D. avait lié connaissance avec Mumu -pour Muriel-, la directrice de production, un petit bout de bonne femme dont on n’aurait pas donné cher dans la vie, mais qui dirigeait tout ici de main de maître. J’eus pour voisin, quant à moi, un machiniste dont la passion, lorsqu’il ne travaillait pas, était de fabriquer et d’affiner ses propres fromages. Mais même cela, qu’il détaillait pourtant avec minutie, on ne parvenait pas à y croire tout à fait. On guettait autour de soi l’oeil narquois qui vous aurait renseigné. Et qu’il n’y eût pas d’oeil narquois, alors que le machiniste s’emballait maintenant dans un panégyrique de la semaine pile-poil, pas une de plus, pas une de moins, où l’on pouvait enfin déguster le camembert, était presque pire.
Je passe sur l’après-midi. On voulait de la poussière dans l’air, et le galop des chevaux. Sur ce coup-là, j’étais sûr de n’être pour rien, je me rappelais avoir écrit « poney-club », encore les poneys étaient-ils rendus à une kermesse voisine. On voyait les bêtes affolées courir d’un bord à l’autre de l’enclos, où les attendaient des assistants prolongés de fouets de manège. Ça sentait l’accident. Je retrouvai le sentier sans hésitation.
Le soir, en revanche, j’étais à plusieurs kilomètres de là, et j’implorai le Très-Haut en quête d’un conseil. Je ne pouvais pas aller dormir dans la colline, je ne pouvais pas leur faire ça, c’était leur fête. Te voilà donc, mauvais esprit, chuchota D. lorsque je l’eus rejointe sans me faire remarquer. Ma place était restée vacante à côté d’elle, autour des tables mises bout à bout et formant un arc de cercle. Des cultivateurs, dignes comme à la noce, attendaient qu’on les serve. La photographe roulait des joints et faisait tourner. Qui avait eu l’idée des tuiles plates, placées en avant des couverts, et avait eu la patience d’allumer par-dessus des dizaines et des dizaines de bougies ? La lumière des ampoules nues, suspendues au plafond, révélait encore trop les parois en moellons. Un tea-spoon ! cria la réalisatrice en tapant dans ses mains. Répondant sur-le-champ à cet ordre codé, le chef déco surgissait, un rouleau de crépon jaune, trouvé on ne savait où, à la main, et à l’aide d’un cutter qu’il portait dans sa trousse de ceinture, confectionnait en une minute trente des abat-jour qui jetèrent dans la grange auparavant inhospitalière une lumière, oui, propice aux mambos qu’on entendait maintenant diffusés en sourdine, juste assez pour les danser. Regarde, disait D. en plissant ses beaux yeux. Regarde Mumu, par exemple (celle-ci, les bras plongés jusqu’aux épaules dans une grande bassine orange, entreprenait de laver les assiettes entre les services). Tu sais qu’elle a sa chambre réservée à Cannes depuis des années ? Et que fait-elle à présent ?
Était-ce à cause d’un cheval qu’on entendit hennir en arrière-plan ? D’un coup, je vis. On amenait au milieu des hourras des cadeaux pour notre hôtesse, à qui l’on avait coupé les filins de tension, déplacé la parabole : un four à micro-ondes, de la vaisselle provençale. Elle ne pouvait contenir des larmes de joie, ainsi qu’une enfant. L’actrice-entre-chien-et-loup les lui essuyait à mesure avec ses propres joues. Je vis les ombres de la troupe du capitaine Fracasse lever contre les murs leurs verres, celles des comédiens de Valleran Le Conte, lui-même suivi de son poète à gages, Alexandre Hardy, écumant peut-être les villages de la région, vers 1590. Je vis les « feintes et peintures » qu’évoquait Tallemant des Réaux. Je vis les tréteaux immémoriaux.
Qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda-t-elle quand j’allai lui retirer les assiettes des mains, dans la bassine orange. Elle avait un sourire avec plein de petites choses dans les yeux.
Je suis là, Mumu.
Simplement, ça y est, je suis là.

Viens voir les comédiens Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°36 , septembre 2001.