Les exactions des troupes napoléoniennes en Espagne furent telles, qu’elles alimentent encore dans ce pays, deux cent ans après les faits, des sentiments anti-français. Le propos de Baltasar Porcel, né en 1937 à Majorque, oscille, lui, entre admiration pour la chevauchée impériale, le mythe et dégoût pour la veulerie qu’elle a engendrée (massacres, pillages systématiques). Il décrit, après la capitulation des troupes françaises à Bailen, la déportation de près de dix mille grognards sur un îlot désertique des Baléares, Cabrera. De 1809 à 1814, oubliés de tous, ces soldats vont dépérir dans des conditions épouvantables. Un grand nombre se transformera en bêtes sauvages. D’autres, plus pathétiques, essayeront de préserver les lumières déclinantes de la gloire napoléonienne (construction d’une tour, élaboration d’une gazette). Quarante ans plus tard, Honoré Grapain, un survivant tentera de publier son témoignage. Mais la France veut tout oublier.
Baltasar Porcel est apparu sur la scène littéraire catalane dans les années 60 aussi bien comme journaliste (chroniqueur à La Vanguardia, quotidien barcelonais) que comme écrivain. « Catalan par volonté, mais aussi espagnol par la force des choses », il a écrit à ce jour une quinzaine de romans et de recueils de nouvelles. Cabrera est son quatrième ouvrage traduit en français, après Galop vers les ténèbres, Printemps et automnes, Méditerranée, tumulte de la houle (Actes Sud 1990,1993,1998). Même s’il a beaucoup voyagé, Porcel reste fasciné par la Méditerranée (il a fondé et dirigé l’Institut Català de la Méditerrània). La plupart de ses ouvrages évoquent l’île de ses origines, Majorque où s’exacerbent toutes les passions, où les peurs restent ancestrales. « Mes personnages sont obsédés par la peur des Maures, par Barbe Rousse, par la mort et le sang. » Si la violence et le lyrisme font partie intégrante de son style littéraire, le baroque y est aussi très présent. Dans Cabrera, il prend un malin plaisir, non dénué d’humour à tout faire vaciller, affirmant tout et son contraire, ses lignes de force se transformant en lignes de fuite. Ainsi nous incite-t-il à douter de l’identité de ses personnages. Son narrateur est-il vraiment cet humble Honoré Grapain ? Le héros contrasté, à l’ambition démesurée, à la cruauté sans limite, ce Fleury, dont il évoque les frasques, n’est-il pas celui qui manipule encore et toujours et tient vraiment la plume ? Quel rôle dans ces conditions peut avoir la mémoire ? Le travail de mémoire permet-il d’éviter les erreurs passées ? Qu’en est-il de la censure ? Peut-on refaire l’Histoire ?
Dans cet ouvrage à la fois politique, philosophique, épistolaire Baltasar Porcel n’occulte rien de tout cela, mais son parti pris, sa jubilation semblent être avant tout d’affirmer la toute puissance de l’écriture romanesque. Cabrera ou L’Empereur des morts claque au vent comme un oriflamme surmonté d’un aigle impérial, mais dont les lambeaux ruissellent de sang et de tripailles. Les crépuscules sur les îles se révèlent toujours somptueux. « Vous ne le comprenez pas, mais depuis un moment vous avez cessé d’être qui vous étiez et vous n’êtes qu’un souvenir ou une supposition. »
Cabrera ou
L’Empereur des morts
Baltasar Porcel
Traduit du catalan
par Marianne Millon
Actes Sud
250 pages, 20 €
Domaine étranger Charognes impériales
janvier 2003 | Le Matricule des Anges n°42
| par
Dominique Aussenac
Étrange roman du Catalan Baltasar Porcel qui exhume un fait méconnu et terrible de l’épopée napoléonienne et évoque les rapports ambigus entre mémoire et écriture.
Charognes impériales
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°42
, janvier 2003.