Resserré dans la prose garrottée d’une dépêche d’agence de presse, le fait divers se résumerait à cet énoncé pathétique : le dimanche 1er mai, au retour d’une chasse, un ouvrier métallurgiste argentin, Luis Fiore, a assassiné sa femme à coups de fusil dans une buvette. L’effroi et la pitié s’exhumeraient brièvement dans les colonnes d’une gazette, mais le sens secret de la chronique s’éteindrait à l’orée du roman, qui seul relève les empreintes des fantômes.
Enclenché par cet homicide, Cicatrices est l’un de ces livres qui répliquent aux arguments assénés par le réel. La narration s’accomplit hors des mondes homologués par l’évidence, à travers les obscures perceptions de quatre hommes impliqués, directement ou indirectement, dans ce drame désespérément anodin : Angel, un rubricard du quotidien La Region autorisé à assister à l’instruction criminelle ; Sergio, un avocat et un essayiste ruiné par sa passion du jeu ; Ernesto, un juge appliqué à traduire Dorian Gray, hanté par sa lubie que les hommes sont des gorilles ; et Fiore, l’assassin, l’ultime parole qui résonne dans l’ouvrage de Juan José Saer.
Narrateurs successifs, les personnages divulguent quelques parcelles de la tragédie ; loin d’élucider le drame, ces échos partiels et partiaux le rendent plus incertain, plus profond -et c’est là l’admirable qualité de ce livre adroit, livre puzzle qui brouille en permanence les certitudes du lecteur.
Premier roman édité en France en 1969, sous le titre Le Mai argentin, aujourd’hui rétabli dans son intitulé initial, Cicatrices s’accorde à la nécessité de défricher la « forêt vierge du réel ». De « supplanter le monde » par son chant, à l’exemple de ces griots africains évoqués par Juan José Saer dans la nouvelle « Traoré », issue d’un recueil exigeant, peut-être moins séduisant, Lieu, également publié au Seuil. Habités par les personnages (Tomatis, Pigeon…) fréquemment sollicités par l’auteur de L’Ancêtre (Flammarion, 1987), ces deux ouvrages restituent la subtilité d’une œuvre qui décrypte le réel, tout autant peut-être qu’elle le crypte -ainsi, l’Argentine, omniprésente mais évanescente, apparaît presque désincarnée dans ses récits, allégée de toute référence (ou révérence !) identitaire. « Pour moi, a écrit Saer, la littérature c’est d’abord construire le réel et non en proposer un simple reflet ».
Né en 1937 à Serodino, dans la province de Santé Fé, installé en France depuis 1968, professeur de littérature latino-américaine à l’université de Rennes, Juan José Saer s’insurge contre la prétention à la cohérence de l’existence. À l’instar de l’un de ses personnages, Barco dans la nouvelle « Vers la nuit », il lui importe de « vérifier, et il le tenterait encore et sans y parvenir jusqu’au moment de sa mort, quelle espèce de monde c’était ». Juan José Saer est un veilleur en alerte devant le désordre de la boutique du monde.
Juan José Saer
Cicatrices
351 pages, 22 €
Lieu
Traduits de l’espagnol (Argentine)
par Philippe Bataillon
Seuil
233 pages, 20 €
Domaine étranger Le puzzle du monde
mars 2003 | Le Matricule des Anges n°43
| par
Pascal Paillardet
Plus de trente ans après sa parution, réédition du premier roman de Juan José Saer, qui s’attache à défricher "la forêt vierge du réel". Un recueil de nouvelles escorte cette redécouverte.
Le puzzle du monde
Par
Pascal Paillardet
Le Matricule des Anges n°43
, mars 2003.