La lettre de diffusion

Votre panier

Le panier est vide.

Nous contacter

Le Matricule des Anges
ZA Loup à Loup 83570 Cotignac
tel ‭04 94 80 99 64‬
lmda@lmda.net

Connectez-vous avec les anges

Vous n'êtes actuellement pas identifié. Pour pouvoir commander un numéro, un abonnement ou bien profiter, en tant qu'abonné, des archives en ligne, vous devez vous connecter avec votre compte.

Retrouver un compte

Vous avez un compte mais vous ne souvenez plus du mot de passe ? Vous êtes abonné-e mais vous vous connectez pour la première fois ? Vous avez déjà créé un compte, peut-être, vous ne savez plus trop ?

Créer un nouveau compte

Vous inscrire sur ce site Identifiants personnels

Indiquez ici votre nom et votre adresse email. Votre identifiant personnel vous parviendra rapidement, par courrier électronique.

Informations personnelles

Pas encore de compte?
Soyez un ange, abonnez-vous!

Vous ne savez pas comment vous connecter?

Des plans sur la moquette Face aux faiseurs d’opinion

septembre 2003 | Le Matricule des Anges n°46 | par Jacques Serena

Soudain, ils étaient tous là à adorer la pauvre actrice mère de famille, victime du chanteur de rock, qu’ils s’empressaient d’appeler ex-chanteur, en ajoutant qu’il était aussi le champion de l’altermondialisme, en enchaînant sur le chiffre annuel des violences conjugales, en montrant dans la foulée des femmes brandissant des effigies de la dite pauvre actrice mère de famille. Et nous, auteur, qui passions notre vie à tenter de relater des histoires, savions le pouvoir des rapprochements, le crucial de la place des choses, nous disions qu’on avait déjà vu des amalgames douteux, des collages vilains, mais là, vraiment.
On les entendait, et on ne pouvait s’empêcher de penser que si l’actrice s’était réveillée, ç’aurait certainement été pour se jeter dans les bras du chanteur pleurant sans cesse, pas pour rallier les nullardes à pancartes.
Il l’aimaient tous, c’était fou, cet amour soudain, cet immense talent reconnu unanimement, depuis que l’ex-chanteur de rock altermondialiste l’avait tuée. Et on pensait qu’ils l’adoraient nettement moins quand ce même chanteur lui faisait l’amour.
Et ils parlaient de caractère violent, d’antécédents. Et nous, à passer notre vie à bricoler nos histoires, savions que quand, dans une page, un drame arrivait, tout ce qui précédait n’était plus vu qu’en fonction de ce drame. Le même geste, qui avait été beau geste d’insoumission, devenait preuve de colère et de violence.
Et nous revenait ce témoignage d’époque sur Gilles de Rais, quand il avouait aux parents avoir tué leurs enfants, ces parents en larmes tombant à genoux et priant pour lui. Mais, à entendre les faiseurs d’opinion, plus jamais personne n’était près de pleurer sur aucun coupable.
À les croire, tout serait pensées mesquines, entités très primaires. Et on se disait que, face à eux, un roman ou du théâtre devait être le lieu alternatif où enfin dire les gens et les événements tels qu’ils étaient vraiment. Et le lieu où rendre leur sens aux mots.

Comme quand parlaient de la fraude qui coûtait telle somme à la SNCF. Somme que, justement, la SNCF voulait investir dans de nouveaux escaliers mécaniques. Cette gentille SNCF qui voulait améliorer le confort des usagers, et voilà que ces salauds de fraudeurs l’en empêchaient.
C’est là où, romancier, nous semblait devoir un peu remettre les choses dans le sens de l’histoire. En témoignant simplement que, soi-même, il n’y avait pas si longtemps, on avait dû choisir entre ne plus bouger de chez soi (seule possibilité légale) ou frauder. Témoigner qu’on avait encore pas mal d’ami(e)s réduits à ce même choix, et qui donc, pour quelques-uns, fraudaient. Témoigner du fait que, s’ils ne prenaient pas de billet, c’est parce qu’ils n’avaient pas de sous. Pas par cynisme délibéré, pas par désir de nuire à aucun usager. Et suggérer, en passant, que retards et autres incapacités chroniques coûtaient certainement davantage à la SNCF que ce manque à gagner là.
Et, puisqu’on parlait de transports publics, pendant qu’on y était. Avouer, face au chœur se désolant qu’un individu ait agressé un conducteur, avouer donc qu’on pensait qu’il ne l’avait certainement pas volée, sa beigne, qu’il fallait n’avoir plus pris aucun bus ni métro depuis des lustres pour plaindre un conducteur, que cent fois on avait soi-même été à moins cinq d’aller lui en coller un, quand ce gros taré s’amusait par exemple à bien attendre le dernier moment pour nous claquer ses portes au nez ou sur nos sacs.
Comme leur rengaine sur les chauffards, la sécurité. Le bon travail des forces de l’ordre, les infractions, chiffres à l’appui. Témoigner qu’on y a été. Un soir où on prenait son mal en patience, pour ainsi dire à l’arrêt, pris dans un bouchon de fin d’autoroute, avant l’entrée dans Toulon. Soir où on voyait de loin six CRS postés sur la bande d’arrêt d’urgence. On se demandait ce qu’ils faisaient là, à cet endroit bête, où personne ne pouvait rien commettre, à plus forte raison en les voyant d’aussi loin. Ils avaient déjà fait se ranger deux voitures. Peut-être qu’ils vérifiaient les papiers, recherchaient des évadés. Et un des CRS nous a fait un signe, d’assez loin mais, pas l’ombre d’un doute, c’était bien à nous qu’il faisait signe.
On est venu se garer derrière les deux déjà rangés sur la bande d’arrêt d’urgence. Le CRS qui nous avait fait signe nous a demandé si on avait bu ou quoi, oui ou non, bu ou quoi, oui ou non, vous avez bu. Bref. Pas s’attarder à ça, ni sur le fait qu’en nous prenant les papiers des mains il en faisait tomber le contenu dans l’herbe, qu’il fallait qu’on ramasse tout sans s’énerver. Un mot de trop et c’était l’outrage, ce fameux outrage dont nous bassinaient les faiseurs d’opinion.
Et Le CRS dressait son procès verbal. Motif : Roulé sur la bande d’arrêt d’urgence. Et nous, là, on s’est souvenu des ami(e)s nous parlant de guet-apens, de vieux coup du signe ambigu que les CRS de la région pratiquaient. Et dire qu’on avait douté. Et voilà que, là. On voyait qu’effectivement.
Alors, témoigner que, dans la région, de vrais chauffards, certains CRS ne devaient guère en attraper, alors. S’ils n’arrêtaient pas de coupables, il fallait bien qu’ils culpabilisent ceux qu’ils arrêtaient.
On a tenté de faire valoir qu’on n’était venu sur la bande d’arrêt d’urgence que parce qu’on avait cru y être invité par le signe.
D’abord il niait le signe. Puis, sans transition, que son signe c’était pour le clignotant qu’on avait oublié d’enlever.
Le clignotant, on venait de le mettre, on voulait prendre la prochaine sortie.
Il disait que la prochaine n’était pas une sortie mais une entrée.
On disait qu’on n’allait évidemment pas tenter de remonter l’entrée à contre-courant. Bref. Sur le procès verbal il ne faisait pas mention de son signe. Il disait qu’il n’y avait pas la place d’écrire un roman. Que si on ne signait pas, le véhicule serait immobilisé là, à nos risques et périls. Il tirait de sa poche un carnet à souches, on lisait : Immobilisation de Véhicule.
On signait. Sans plus rien dire. Nous aidait à nous taire l’idée qu’au tribunal on s’expliquerait.
Cette blague. Blaireau qu’on était encore. La juge ne voulait rien savoir, offusquée dès qu’on voulait placer un mot. On réussissait quand même à la fin à dire qu’on était venu sur la bande d’arrêt d’urgence à cause d’un signe qu’on nous avait fait. À quoi elle répondait : ça vous étonne qu’on vous fasse signe quand vous roulez sur la bande d’arrêt d’urgence ?
Amende maximum, et on s’en tirait encore bien, celui avant nous elle lui avait fait répéter trois fois « je suis un imbécile ».
Voilà comment les choses se passaient vraiment. En témoigner dans nos écrits, au risque de faire subversif. Puisqu’était devenu subversif de dire comment les choses se passaient vraiment. Puisque la preuve était faite qu’on se retrouvait à contre-courant des versions officielles dès qu’on parlait de son propre vécu.
Quand ceux qui étaient sensés informer étaient à ce point dans l’interprétation, ne nous restait plus, à nous, auteur, qu’à tâcher de redonner leur force nue aux choses. Ils couvraient les événements, nous incombait de les découvrir.

Face aux faiseurs d’opinion Par Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°46 , septembre 2003.
LMDA PDF n°46
4,00