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Des plans sur la moquette Le sens de la marche

novembre 2011 | Le Matricule des Anges n°128 | par Jacques Serena

Je suis chez moi, dans mon jardin, fin d’après-midi, quand tout à coup Pauline débarque. Mon amie Pauline, jeune femme mais allure de fille, pas grande, bonnes joues, sauvage, domiciliée chez ses parents. Des années que je la connais, elle venait à mes premiers ateliers d’écriture sur Toulon et reviens dès qu’elle apprend que j’en refais dans le coin. Comme tout le monde aujourd’hui, elle a du mal à tenir le coup, à supporter les conditions, questionnaires, convocations, comptes à rendre, tout ce qui est à tout bout de champ imposé aux jeunes femmes dans son genre, sauf que chez elle l’agacement atteint vite un seuil critique. Homologuée caractérielle psychotique, tout ce qui dans la vie exaspère les gens, pour elle est insupportable, affolant. Elle déchire les formulaires où on lui redemande vingt fois la même chose, de jurer sur l’honneur qu’elle n’est pas une fraudeuse, que ce n’est pas elle qui ruine le pays, elle jette les lettres où d’emblée on la menace de majorations, poursuites et saisies si par hasard elle tardait à payer, ou elle prend son crayon et réplique, vous aussi faites gaffe, répond aux menaces par la menace. Ça ne se fait pas. Mais voilà, elle, c’est ça, elle fait comme elle sent, ne fait pas comme les gens. Sent, je pense, plus fort que les gens.
Elle débarque donc et je vois tout de suite qu’elle est dans un état, je la connais, quand elle se tient comme ça, pieds en dedans, cet air de gamine perdue, regard fixe, en attente. Carrément angoissée, elle n’arrive pas à s’expliquer, les mots se bousculent.
Je l’emmène sur la plage à deux pas, où je vais souvent le soir. À cette époque, c’est désert, calme, ça remet bien d’aplomb. Mais même là, elle parle, mais pas facile de savoir ce qui est arrivé. Je comprends des bribes, Elle a eu une crise ce midi, les parents ont appelé le Samu, on lui a fait une piqûre. Apparemment, ça ne l’a pas bien tranquillisée. Mais la drogue, plus les effets post-crise, Pauline, assise dans le sable, parle dans le flou, le répétitif, émergences, lacunes, avec des gestes à l’avenant. Elle qui, déjà, en temps normal, se lance toujours plus ou moins en free style, roue libre, enchaînements automatiques. Finalement, je sors mon portable, appelle les parents. La mère me raconte, pendant que Pauline, face à moi, ne me quitte pas des yeux, en attendant le verdict. Elle se sait spéciale, difficile, malade, comme on lui dit, pas tranquille, comme elle dit, elle. Elle attend donc que je lui dise comment elle doit faire, face à ce nouvel épisode de sa maladie.
La mère, que j’ai déjà rencontrée, femme ordinaire, affable, un peu tarte, me dit que c’était au déjeuner, le père, la mère, le frère et donc Pauline. Ils mangeaient en regardant les informations à la télévision, elle avait fait des croquettes au poulet. Et au moment où le présentateur a parlé de volailles nocives, ils ont tous, parents et frère, continué de manger tranquillement, mais Pauline, elle, a tout recraché, s’est levée pour jeter son assiette à la poubelle, puis s’est mise en devoir de les empêcher tous de manger. Ils ont dû appeler le Samu, pour qu’on lui fasse une piqûre. Ils n’ont pas voulu l’hospitaliser, mais, franchement, monsieur, la patience qu’il faut, pas rose tous les jours, la vie avec une fille comme ça, bien sûr on l’aime, mais, entre nous, c’est dur.
Je raccroche et reparle de tout ça, calmement, avec Pauline, en riant même, arrivant à la faire rire, en mimant son père accroché à son assiette, essayant de sauver ses dernières croquettes. Pauline me dit, texto, que ce qui lui est arrivé ce midi est la même chose que quand elle essaye d’expliquer un machin crucial et hyper urgent, elle n’arrive pas à se faire comprendre et s’énerve. Et, dit-elle, quand je m’énerve, ça m’énerve. Je lui explique que c’est normal, bien connu, quand on ne trouve pas les mots, ou qu’en face il n’y a pas d’écoute, quand on sent qu’il ne peut y avoir de compréhension, arrive la violence, c’est comme ça.
Pauline maintenant est bien calme, sourit. Quand je lui dis que, au fond, je me sens davantage comme elle que comme ses parents. Parce que, dans l’histoire, elle est bien la seule qui a pris conscience de la portée de la nouvelle concernant le poulet néfaste. La seule qui n’a pas dissocié ce qu’elle entendait, l’information, de ce qu’elle vivait. Ses parents, tranquilles, devant leur assiette de croquettes de poulet, en entendant dire que la volaille était nocive, continuaient à tranquillement à ingérer. En bref, pour continuer à manger tranquillement en écoutant la télévision, pour être comme les gens, il faut tous les jours, plusieurs fois par jour, être capable de relativiser ce qu’on entend. Ne pas se sentir concerné directement. Ni pas les risques liés au fait de manger du poulet, ni par les dangers de respirer l’air pollué, de recevoir les rayons du soleil, de laisser voter des lois, laisser dire assistanat à la place d’assistance. Pour manger tranquille devant les informations, il faut avoir construit autour de soi une espèce de carapace, sous laquelle on peut vivre en se croyant à l’abri. Et pouvoir tranquillement finir son assiette.
Pauline sourit et comprend, quand je dis que la maladie n’est pas forcément de son côté. Son épisode du déjeuner illustre simplement ce qu’on appelle la crise dans la crise. Réaction individuelle spontanée face à l’action sociale permanente. Celle qui avait une oreille a entendu, alors que les autres ne voulaient que continuer à tranquillement se taper la cloche. Je ne sais plus qui a dit que les dictatures cachent les informations, alors que les démocraties les diluent.
Et je lui rappelle une phrase qu’elle a écrite un jour en atelier : Dans le bus, je m’aperçois que je suis la seule à tourner le dos au sens de la marche, ou alors c’est le bus.

Jacques Serena

Le sens de la marche Par Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°128 , novembre 2011.
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