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L'Anachronique Gérard Chenet à Toubab Dialo

mai 2004 | Le Matricule des Anges n°53 | par Éric Holder

Ou à Toubab Dialao, les deux orthographes sont possibles à propos de cette anse occupée par un village de pêcheurs, longues pirogues tirées sur le sable, cinquante kilomètres en dessous de Dakar. C’était Jean Rolin qui m’avait parlé de Dakar, sur l’air « Comment ! Tu ne connais pas ? », non qu’il se fût mué en voyageuse hystérique venue prendre le thé, mais parce qu’il lui paraissait étrange qu’on pût être allé à l’hôtel de l’Afrique sans passer par la réception, par la porte principale sous l’abri du Cap-vert, face à l’Île de Gorée. Un nœud portuaire, disait-il, cargos et quais, containers et affaires, dans une lumière éblouissante. On apercevait en effet les grues de la rade grignoter la presqu’île, depuis le seizième étage de l’Hôtel de l’Indépendance, le bar le plus haut de la capitale. Sur la terrasse découverte au vent et au gros soleil rouge qui va disparaître en quelques secondes sur l’horizon, à six tables désertées de là, trois jeunes employés d’une filiale française, dont deux filles, mettaient au point les résultats obtenus dans la journée. Dans leur dos émergeaient les éléments cassés du solarium. Les éperviers noirs, à cette altitude, remplaçaient les promeneurs au moment de la passegiatta, planant par centaines au-dessus de la ville, et, aussi loin que l’œil portait, par milliers, en voisins offusqués par ces prérogatives en hauteur. Si l’on n’entendait pas de muezzin, des voix solitaires montaient cependant de la rue, des chants isolés dans le remerciement du jour, fervents, prenant.
On accède à Toubab Dialo, une fois franchis les embouteillages fastueux qui caractérisent les sorties de Dakar, par une route correcte. Le village doit son nom de « toubab » (blanc), comme son origine, à un relais d’esclaves visité par les Portugais sur le trajet vers Gorée, de sinistre mémoire. Il décline maintenant vers l’océan en casemates, en maisons inachevées, en ruelles de torchis, en marches défoncées, enfin, mêlées de détritus, avant de plonger dans le sable. Mais à gauche comme à droite, pour peu qu’on s’éloigne le long du rivage qui borde la petite haie, s’étagent dans la colline des demeures récentes, et dont le seul souci de construction semble avoir été de rivaliser en matériaux de réemploi. Des coquillages forment des balcons, les murs intègrent des terres cuites, des faïences, des balustrades arborent des protubérances vaguement monstrueuses. Lorsque ces parements ont été disposés de manière à faire joli, on éprouve un peu de gêne, comme devant ces personnes qui ouvrent trop largement leur cœur, tout de suite. D’autres bâtisses s’en tirent avec fierté, une virgule de miroir cassé bleuté vers le coin de la façade immaculée. L’épicentre de cette vogue décorative se situe sur la pointe qui ferme au sud la plage, « Sobobadé », devenu pour moitié un hôtel, pour moitié une fondation où l’on pratique la musique, la danse, lieu d’emploi et de scolarisation. Plantées d’arbres où s’ébattent les geais bleu électrique, les terrasses s’arrêtent à des murets entre facteur Cheval (une référence que l’auteur du lieu n’aime pas) et le parc Güell à Barcelone, pour l’utilisation de la céramique. On songe aussi à Wilfredo Lam, à Brauner. En volutes, grimpant aux bâtiments hétérogènes, aux tours dont le nom de « cases » rend mal compte, parfois à un étage, un lézard, un serpent, un animal-esprit, un homme-esprit. Les carrelages à terre, les linteaux au-dessus des portes, les huisseries des fenêtres façonnées à la main, jusqu’aux meubles sertis dans les pièces, révèlent qu’une voyance a décelé dans telle matière la transformation, via un animisme suave.
Gérard Chenet est né haïtien, il y a plus de quatre-vingts ans. Compagnon de banc de René Depestre, à l’école (rappelons Hadriana dans tous mes rêves), il voyage bientôt en U.R.S.S., est admis à l’université Karl Marx, séjourne trois ans en R.D.A., visite la plupart des pays du bloc de l’Est. Le doute des « -ismes » lui vient en même temps qu’il effectue un retour aux sources africaines, en Guinée, où il découvre d’autres failles du système. Accueilli au Sénégal, et ne rêvant plus du rêve dont on fait la durée que progress-iste, il sera vingt-six ans conseiller au ministère de la culture, et proche de Léopold Sédar Senghor. « J’étais dans l’administration… » dit-il en haussant les épaules. Ce qui lui laisse le temps de sculpter, d’écrire des poèmes, une pièce (Sécheresse) qui sera traduite et interprétée dans plusieurs pays. De se consacrer au petit domaine de Sobobade, autour duquel, à l’époque, tournaient des hyènes. Or, quand il y a des animaux sauvages en Afrique, il y a rarement d’hommes.
Fuyant l’effet qu’il a lui-même créé, il construit à présent une « case » au flanc d’une colline, à quelques kilomètres de brousse, ruisseaux taris dont la végétation indique la trace, baobabs aux racines jetées sur le ciel, et qui laissent apparaître, si l’on gratte leur écorce en pelure, une chair vert pomme. Monsieur Gérard, ainsi qu’on l’appelle, flotte ce jour-là dans un tee-shirt de toute façon trop large pour lui, pantalon blanc, casquette blanche. Des ouvriers s’affairent alentour avec une rondeur dans le geste et une efficacité qui n’est pas celle qu’on prête généralement aux Africains. Trois degrés où ondulent des formes mènent à une épure de Sobobade, un grand volume sans angle, avec pour pilier, un escalier en vis qui accède à une passerelle de corde, puis au pigeonnier. Deux filles d’une quinzaine d’années traversent en courant, les siennes. Au sol, rien, si l’on excepte des instruments de musique, un tabouret regroupés contre le mur. Monsieur Gérard est un chat qui grimpe l’escalier de bois aux marches irrégulières, et traverse la passerelle comme le faîte d’un toit. Sa chambre, au sommet, découvre à 360 degrés la brousse aride. Des bouviers emmènent des zébus au point d’eau. En contrebas ont été plantés des vergers de pommes-cannelle, de djeb-djeb, des pamplemoussiers. « Vous verriez à cinq heures » dit Gérard non sans humour « on ne voit plus personne ». Un grand lit défait, l’envol des moustiquaires près des carreaux ouverts. Ici encore, pas grand-chose, une minicassette esseulée. « La musique » dit-il en regardant l’horizon, les mains dans les poches, les épaules rentrées, « il n’y a plus que ça qui m’intéresse ». Dans son pick-up, au retour il avait proposé de me raccompagner il écoutait des concertos de flûte sans doute italiens, je n’ai pas osé lui demander.
Sur la plage de Toubab Dialo, des baye-fall, adeptes du mouridisme, convainquaient quelques touristes hors-saison de fumer, de torsader leurs cheveux, et de rejoindre un dieu cool, cependant que le long de la grève, des pirogues bâchées faisaient le plein de sel, acheminé par sacs au-dessus des vagues sur la tête des adolescents, en prévision de plusieurs jours de mer. Un proverbe cubain, forcément réducteur, dit qu’une vie réussie appartient à l’homme qui a « planté un arbre, réalisé une œuvre et vu son enfant ».
Marchant sur le sable, mains dans le dos, à la pensée que Gérard Chenet avait à ce point accompli la sienne, j’éprouvai une honte qui dura l’après-midi.

Gérard Chenet à Toubab Dialo Par Éric Holder
Le Matricule des Anges n°53 , mai 2004.
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