Inventeur de formes, peintre, poète, sculpteur, Jean Hans Arp né en 1886 à Strasbourg (alors sous domination allemande) et mort à Bâle en 1966 n’a pas la notoriété qu’il mérite. Depuis la somme des Jours effeuillés (Gallimard, 1966), rien ne nous a été donné à lire. C’est dire tout l’intérêt que présente Sable de lune regroupant des poèmes écrits dans les années 1957-1960. Celui qui déclara que, si par impossible, il devait choisir entre son œuvre plastique et la poésie, il choisirait « d’écrire des poèmes », a publié son premier poème à 17 ans, et avait 24 ans lors de sa première exposition. Réfugié en Suisse pendant la guerre 14-18, il fonde le mouvement Dada avec Tristan Tzara, Hugo Ball, Richard Hülsenbeck et Marcel Janco. Un mouvement qui, ébranlant les fondations de l’esthétique traditionnelle, se voulait rébellion contre l’absurdité du monde et les cadres de la logique et de la raison. Un mouvement prônant le doute systématique, l’ironie, le rire contre le béton armé du sérieux et de « l’ordre pourri ». « Dada dénonce les ruses infernales du vocabulaire officiel de la sagesse. Dada est pour le sans-sens, ce qui ne signifie pas le non-sens. Dada est sans-sens comme la nature. Dada est pour la nature et contre l’art. Dada est direct comme la nature. Dada est pour le sens infini et les moyens définis ». C’est Arp qui, avec Tzara, exportera le virus dadaïste à Paris, où il participa, en 1925, aux côtés de Chirico, Ernst, Masson, Miró et Picasso à la première exposition du groupe surréaliste. Poèmes, collages, papiers déchirés, gouaches, encres de Chine, bois gravés, reliefs puis sculpture, Arp expérimente tous les moyens d’expression. À travers le dadaïsme, le surréalisme, l’art abstrait, c’est une forme d’art élémentaire qu’il ne cesse de chercher, un art capable de « sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps » et d’apporter une réponse au « sans-sens de la nature ».
La précision des formes, l’audace, l’humour, la fantaisie, le rôle accordé au hasard président à l’élaboration de l’œuvre plastique comme de l’œuvre poétique. D’étranges concordances, et même tout un jeu d’échos, les relient l’une à l’autre, mais au poète des lignes et des formes qu’est le plasticien, se surajoute l’insatiable rêveur quand Arp écrit. D’où une poésie faisant droit à l’étrangeté, s’affranchissant de tous les impératifs rationnels et accueillant ce qui n’a pas de place légitime dans notre monde. Brisant les frontières qui figent et séparent, reniant les fausses raisons de vivre, Arp qui s’avoue « rêveur lunaire », laisse venir à lui l’incréé de la création. Irruption de formes qui ont la fluidité la plasticité de l’univers archaïque, incessantes métamorphoses, hybridation, végétalisation, ses poèmes prolongent, à leur façon, l’écriture du monde, en proposent une histoire non-naturelle. Un univers qui a la fraîcheur éblouie des commencements, qui est une façon de s’émerveiller du vivant en acquiesçant aux images saugrenues d’un monde où les règnes se croisent, où les étoiles se promènent parmi nous.
Un univers onirique où les « nuages se démaquillent », où « une rose chantante » peut sortir d’un « œuf de lune », où l’on paie « avec de l’or d’aurore », où l’on croise « des jets d’eau sur échasses » ou bien des hommes « dont les jambes/ deviennent de plus en plus longues/ de plus en plus molles ». On y trouve « des fleurs d’échos », des alpinistes ayant « perdu leurs alpes », « des lunes blanches qui pleurent des larmes noires », des points qui « lignent », des lignes qui « surfacent », des surfaces qui « cubent »… Un univers poétique traversé de mirages mais rendant tout son éclat à une réalité désenchantée. Y pénétrer, c’est parcourir un drôle de jardin des délices vivant au rythme des constellations, des germinations, des battements d’ailes du songe. Hors du temps humain, hors du temps social. Immense récréation mariant le plaisir à la spontanéité, comme le poème phonétique (« glububu glubebi ro roti dulback dulback/ gri ro ro gri gloda si si dulback dulback… ») à l’écriture automatique.
Des mots qui jouent « Une lune qui se répand/ sur un divan de nuages/ pareille à une diva divagante » ; des mots qui dansent mais qui reflètent aussi angoisse et interrogations face à un réel ininterprétable. « Il rêva/ que sur terre/ il n’y avait plus rien d’autre/ qu’une forêt de croix/ et que chacun/ parmi les croix/ devait trouver sa croix ».
Des poèmes où le bruissement joyeux des machines du rêve masque mal l’ivresse d’une certaine dérision. « L’humour/ c’est l’eau de l’au-delà / mêlée au vin d’ici-bas ».
Richard Blin
Sable de lune
Jean Hans Arp
Traduit de l’allemand par Aimée Bleikasten
Arfuyen, 200 pages, 18,50 €
Poésie Mues de rêves
mai 2005 | Le Matricule des Anges n°63
| par
Richard Blin
Jean Hans Arp vivait la tête dans les étoiles. Éminent animateur de l’aventure dada, il écrivait une poésie gorgée de lune, extravagante, et débordante d’humour noir.
Un livre
Mues de rêves
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°63
, mai 2005.