Sarrazine N°8
La neuvième livraison de la revue bimestrielle Sarrazine porte le N°8 bis. Une incongruité due à un changement d’imprimeur. En confiant l’impression au typographe François Huin (imprimeur d’Al Manar, voir p. 13), l’équipe de rédaction a laissé par inadvertance le « 8 » initial sur la couverture. Le « bis » rouge est venu corriger un peu l’erreur. Cette particularité symbolise toutefois une riche initiative : le travail d’impression est une réussite. La couverture d’un jaune lumineux où pointe un gaufrage élégant incite à ouvrir la revue. Comme à son habitude, Sarrazine a invité des poètes, photographes, philosophes à se pencher sur un thème. Ici le mot choisi est : « Sens ». Au risque de mettre ses lecteurs sens dessus dessous, le mélange est de mise entre les différents modes d’expression, mais aussi, dans le taux d’originalité des interventions. Sarrazine propose aussi bien des textes déjà publiés, sortes de mises en bouche, que des inédits. Côté mise en bouche, c’est Claire Paulhan qui passe les plats la première : l’éditrice présente trois extraits du journal de Mireille Havet. On passera sur le côté promotionnel de la démarche : Havet mérite vraiment d’être lue. Les extraits d’un texte scientifique de Blaise Pascal et du Cantique des cantiques, en revanche, laissent perplexe. Ils arrivent un peu comme cheveux sur la soupe. On aurait préféré lire un peu plus de poèmes d’Armelle Leclercq, la plus belle découverte sûrement de cette livraison. Ses poèmes enchantent par leur légèreté, le sentiment d’enfance qu’ils recèlent et leur force d’évocation : « Prendre les toits de l’usine Michelin/ Pour des toboggans,/ Supposer que les chats griffent/ Avec leurs moustaches pointues. »
Le sens s’électrise plus loin avec la rage de Lucien Suel dont les accélérations d’images font sauter un peu le film de la vie. C’est vif et drôle, pas loin de mettre un nez de clown au pathétique ordinaire : « on déteste les capitalistes, on préfère les profiteroles », « on regarde le nombril des jeunes filles dans les allées du spermarché », « de l’utérus au sépulcre la vie est belle, les fleurs sont jolies, on peut capter Arte sans problème. » On préfère ça, à la sacralisation de l’écriture et de la langue qui anime quelques autres intervenants.
Du côté de la photographie, les assemblages d’Antoine Béchara sèment des points d’interrogation qui intriguent. On aimerait en savoir et en voir plus. Sarrazine laisse aussi une place aux sciences humaines : Bernard Stiegler, sur les traces de Leroi-Gourhan, montre comment le consommateur aujourd’hui perd sa sensibilité. C’est ardu à suivre, mais c’est passionnant. La livraison se clôt avec un texte de l’anthropologue canadienne Léa Hiram qui nous informe que les Inuit ne font aucune différence entre le goût et les odeurs… Les Inuit pensent-ils, comme Sarrazine, que « la littérature, la poésie et l’écriture sont de nature à conduire à une aurore boréale » ?
Sarrazine N°8 bis, 133 pages, 12 € (3, rue de la République 78100 St-Germain-en-Laye) sarrazine@club-internet.fr