Altitudes N°3
En 1923, aux journalistes américains qui lui demandaient pourquoi vouloir gravir l’Everest, le célèbre alpiniste George Mallory répondit : « Parce qu’il est là. » La réplique, plutôt désinvolte, passa à la postérité, et relégua dans l’ombre une autre question plus introspective : que représente la montage, pour ces « conquérants de l’inutile », en terme de connaissance de soi et de relations au monde environnant ? Autrement dit : « Et vous alors ? que cherchez-vous ? » selon les mots de René Daumal dans Le Mont analogue, montagne symbolique unissant la terre au ciel, dont le sommet est inaccessible. À travers une lecture libre et plurielle du Mont analogue, ce sont les versants de la « montagne intérieure » qu’arpente Altitudes dans sa troisième livraison. Épris de culture indienne, le fondateur du Grand jeu, qui divisait « la montagne en cinq étages : vaches, chèvres, moutons, chamois, aigles » ouvre la voie à la rêverie et aux interprétations. Désir d’élévation ? Transcendance ? « La cime espérée (est) alors un non-lieu, c’est-à-dire un au-delà des jugements sentencieux sur l’action des hommes » écrit Bernard Germain. « Grimper intensément, c’est rejeter le monde qui nous entoure : lorsqu’il réapparaît, il est alors vécu comme une expérience étrange, nouvelle », affirme de son côté Doug Robinson. Ce guide américain explique aussi que la pratique de l’escalade peut alimenter des expériences visionnaires : le manque d’oxygène, l’intensité de l’effort, et l’anxiété qu’il procure, produisent des substances dans le corps, proches des drogues psychédéliques. Pierre Vallet propose, lui, « Cinq vues supposées du Mont analogue » à partir de traces de matière organique et minérale. Étonnant. Mais la montagne, c’est aussi un voyage initiatique pour le photographe. « Le paysage de montagne n’est qu’un prétexte pour révéler une image enfouie dans l’imaginaire », écrit Bernard Tartinville dont la revue publie un large portfolio photo.
Ce dossier pourrait faire suite au précédent, paru dans le N°2, intitulé « Éloge de l’ignorance géographique ». Le voyage vertical n’est plus une quête, mais le lieu d’une performance physique, où le désir de l’inconnu semble rassasié (ou quand la montagne servirait même d’ « anxiolytique naturel (…) que n’importe qui pourrait acquérir dans la grande pharmacie du temps libre » selon Reinhold Messner). « L’alpinisme d’exploration va-t-il peu à peu s’épuiser pour laisser place à des pratiques purement sportives où la montagne ne sera plus qu’un simple terrain de jeu ? » s’interroge Bernard Amy. En 1969, Walter Bonnatti reconnaissait déjà qu’il restait peu de contrées que le pas de l’homme n’avait pas foulées : une partie de l’Amazonie, du Congo, du Groenland, et des sommets aux confins du Tibet, en Alaska et en Patagonie. « Aujourd’hui, l’individu troque l’imagination contre les valeurs matérielles », et Bonnatti de plaider pour une nouvelle ère d’exploration « intérieure (et) humaine ».
Par son grand format (26x35 cm), Altitudes impressionne. Par son contenu, sa curiosité, sa qualité visuelle, elle donne autant à voir qu’à comprendre ce qui se joue sur les hauteurs. « Le discours sur la montagne est toujours un discours amoureux, expliquait Hubert Odier, le directeur de publication de la revue, lors de son lancement en 2002. Quand il s’enferme volontairement dans la technique, la mécanique répétitive du récit devient une simple pornographie. Quand il se limite à l’idéalisation de l’être aimé, il tombe bien souvent dans le sentimentalisme de roman-photo ». Dans le sillage de ses devancières, Passage la française et Ascent la californienne, nées dans les années 70, l’ambition d’Altitudes est de parler de la montagne autrement. Et elle y réussit magnifiquement. À chaque numéro, des textes d’analyses ou de fictions par des praticiens de la montagne se mêlent à des textes littéraires (rarement inédits) d’auteurs plus reconnus comme Roberto Juarroz, Philippe Jaccottet, Jacques Dupin, André du Bouchet, Pierre Chappaz (dans un entretien passionnant), ou d’écrivains-alpinistes Dino Buzzati, Erri de Luca, Michel Serres… et donc ici René Daumal. À ce corpus s’ajoutent le portfolio d’un grand photographe (admirons le travail lumineux de Galen Rowell dans le N°2) et une monographie sur des massifs du bout du monde (ici les Alpes du Tibet).
Un grand voyage en compagnie de ceux, pour reprendre la belle phrase de Bernard Vartanian, qui « hante(nt) ces lieux où des hommes sont irrésistiblement attirés pour y vivre une partie de leur vie et parfois la dernière ».
Altitudes N°3, 127 pages, 20 € (Éditions Libris, tél : 04.76.84.24.88)